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"Adieu l'Europe ?" par Boaventura de Sousa Santos


Texte original publié dans le magazine MEER
https://www.meer.com/en/72217-farewell-to-europe

Boaventura de Sousa Santos est professeur émérite de sociologie à la School of Economics de l'Université de Coimbra (Portugal), Distinguished Legal Scholar à la University of Wisconsin-Madison Law School et Global Legal Scholar à l'Université de Warwick. Il est directeur du Centre d'études sociales de l'Université de Coîmbra et coordinateur scientifique de l'Observatoire permanent de la justice portugaise.



La guerre entre la Russie et l'Ukraine est une guerre beaucoup plus large

Un nouveau-vieux fantôme plane sur l'Europe - la guerre. Le continent le plus violent du monde en termes de morts à la guerre depuis cent ans (pour ne pas remonter plus loin et inclure les morts subies par l'Europe lors des guerres de religion et les morts infligées par les Européens aux peuples soumis au colonialisme) se dirige vers une nouvelle guerre. Quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, le conflit le plus violent à ce jour avec quelque quatre-vingts millions de morts, la guerre qui se prépare risque d'être encore plus meurtrière. Tous les conflits précédents ont commencé apparemment sans raison valable et étaient censés durer peu de temps.

Au début, la majorité de la population aisée continuait sa vie normale, faisant du shopping et allant au théâtre, lisant des journaux, prenant des vacances, bavardant sur des sujets politiques et bavardant sur les terrasses. Chaque fois qu'un conflit violent localisé survenait, la croyance dominante était qu'il serait résolu localement. Par exemple, très peu de gens (y compris les politiciens) pensaient que la guerre civile espagnole (1936-1939) et ses cinq cent mille morts seraient le signe avant-coureur d'une guerre plus large - la Seconde Guerre mondiale - même si les conditions étaient là. Tout en sachant que l'histoire ne se répète pas, il est légitime de se demander si la guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine n'est pas le signe avant-coureur d'une nouvelle guerre beaucoup plus vaste.

Les signes s'accumulent qu'un plus grand danger peut être à l'horizon. Au niveau de l'opinion publique et du discours politique dominant, la présence de ce danger se manifeste dans deux symptômes opposés. D'une part, les forces politiques conservatrices détiennent non seulement l'initiative idéologique, mais aussi l'accueil privilégié dans les médias. Ce sont des ennemis polarisants de la complexité et de l'argumentation calme, utilisent des mots extrêmement agressifs et lancent des appels incendiaires à la haine. Ils ne sont pas gênés par les doubles standards avec lesquels ils commentent les conflits et la mort (par exemple, entre les morts en Ukraine et en Palestine), ni par l'hypocrisie d'invoquer des valeurs qu'ils nient par leur pratique (ils dénoncent la corruption des leurs adversaires pour cacher les leurs).

Dans ce courant d'opinion conservateur, de plus en plus de positions de droite et d'extrême droite s'entremêlent, et le plus grand dynamisme (agressivité tolérée) vient de cette dernière. Ce dispositif vise à inculquer l'idée de l'ennemi à éliminer. L'élimination par les mots prédispose l'opinion publique à l'élimination par les actes. Bien que dans une démocratie il n'y ait pas d'ennemis internes, seulement des adversaires, la logique de la guerre est insidieusement transposée à de supposés ennemis internes, dont il faut d'abord faire taire la voix. Dans les parlements, les forces conservatrices dominent l'initiative politique ; tandis que les forces de gauche, désorientées ou perdues dans des labyrinthes idéologiques ou des calculs électoraux incompréhensibles, retombent dans un défensisme aussi paralysant qu'incompréhensible. Comme dans les années 1930, l'apologie du fascisme se fait au nom de la démocratie ;

Mais cette ambiance politico-idéologique se signale par un symptôme inverse. Les observateurs ou commentateurs les plus attentifs sont conscients du fantôme qui hante l'Europe et convergent étonnamment dans leurs préoccupations. Ces derniers temps, je me suis senti identifié aux analyses de commentateurs que j'ai toujours reconnu comme appartenant à une famille politique différente de la mienne. Je veux dire des commentateurs de droite conservateurs et modérés. Ce que nous avons en commun, c'est la distinction que nous faisons entre les questions de guerre et de paix et les questions de démocratie. Nous pouvons diverger sur le premier et converger sur le second. Nous convenons tous que seul le renforcement de la démocratie en Europe peut conduire à l'endiguement du conflit entre la Russie et l'Ukraine et, idéalement, à sa solution pacifique. Sans démocratie vigoureuse,

Is there time to avoid catastrophe? I would like to say yes, but I cannot. The signs are very worrying. First, the far right is growing globally, driven and financed by the same interests that meet in Davos to take care of their business. In the 1930s, they were much more afraid of communism than of fascism; today, without the communist threat, they are afraid of the revolt of the impoverished masses and propose violent, police and military repression as the only response. Their parliamentary voice is that of the extreme right. Internal war and external war are the two faces of the same monster, and the arms industry gains equally from both.

Deuxièmement, la guerre d'Ukraine semble plus confinée qu'elle ne l'est en réalité. Le fléau actuel, qui sévit dans les plaines où, il y a quatre-vingts ans, tant de milliers d'innocents (juifs pour la plupart) sont morts, ressemble fort à l'autoflagellation. La Russie jusqu'à l'Oural est aussi européenne que l'Ukraine, et avec cette guerre illégale, en plus des vies innocentes, dont tant de russophones, la Russie détruit les infrastructures qu'elle a elle-même construites lorsqu'elle était l'Union soviétique. L'histoire et les identités ethniques et culturelles entre les deux pays sont mieux entrelacées qu'avec d'autres pays qui occupaient autrefois l'Ukraine et la soutiennent maintenant. L'Ukraine et la Russie ont toutes deux besoin de beaucoup plus de démocratie pour mettre fin à la guerre et construire une paix qui ne les déshonore pas.

L'Europe est bien plus vaste que les yeux de Bruxelles ne peuvent l'atteindre. Au quartier général de la Commission (ou quartier général de l'OTAN, ce qui revient au même) domine la logique de paix selon le traité de Versailles de 1919, pas celle du congrès de Vienne de 1815. Le premier a humilié la puissance vaincue (l'Allemagne) et l'humiliation a conduit à une nouvelle guerre vingt ans plus tard ; ce dernier honorait la puissance vaincue (la France napoléonienne) et garantissait un siècle de paix en Europe. La paix proposée aujourd'hui est celle du traité de Versailles. Elle présuppose la défaite totale de la Russie, telle qu'Hitler l'imaginait lorsqu'il envahit l'Union soviétique en 1941.

Même en supposant que cela se produise au niveau de la guerre conventionnelle, il est facile de prédire que si la puissance perdante possède des armes nucléaires, elle n'hésitera pas à les utiliser. Il y aura un holocauste nucléaire. Les néoconservateurs américains incluent déjà cette éventualité dans leurs calculs, convaincus dans leur aveuglement que tout cela se passera à des milliers de kilomètres de leurs frontières. L'Amérique d'abord… et enfin. Il est fort possible qu'ils songent déjà à un nouveau plan Marshall, cette fois pour stocker les déchets atomiques accumulés dans les ruines de l'Europe.

Sans la Russie, l'Europe est la moitié d'elle-même, économiquement et culturellement. La plus grande illusion que la guerre de l'information a inculquée aux Européens depuis un an est que l'Europe, une fois amputée de la Russie, pourra retrouver son intégrité avec la greffe des USA. Que justice soit faite aux USA : ils veillent très bien à leurs intérêts. L'histoire montre qu'un empire en déclin essaie toujours de traîner le long de ses zones d'influence pour ralentir le déclin. Si seulement l'Europe savait s'occuper de ses propres intérêts !




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"Plaidoyer pour des négociations après un an de guerre en Ukraine" pazr Jürgen Habermas :


Cette tribune a été publiée dans le quotidien allemand « Süddeutsche Zeitung » du 15 février 2023
Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses


Jürgen Habermas est considéré comme l’un des philosophes les plus importants de notre temps. Représentant de la deuxième génération de l’école de Francfort, il vient de publier le deuxième tome son histoire de la philosophie, Une histoire de la philosophie, tome II : Liberté rationnelle - Traces de discours sur la foi et le savoir (Collection NRF Essais, Gallimard, 794 p., 35 €)


Si l’Ouest a de bonnes raisons de livrer des armes à l’Ukraine, il en résulte une responsabilité partagée dans le déroulement futur de la guerre, explique le philosophe allemand.
A peine la décision de livrer des chars de type Leopard avait-elle été qualifiée d’« historique » que la nouvelle faisait déjà l’objet d’une surenchère – et d’une relativisation ‒, où il était question de réclamer haut et fort des avions de combat, des missiles à longue portée, des navires de guerre et des sous-marins. Les appels à l’aide, aussi dramatiques que compréhensibles, d’une Ukraine attaquée en violation du droit international ont trouvé à l’Ouest l’écho auquel on pouvait s’attendre. La seule nouveauté fut l’accélération du jeu bien connu entre les demandes d’armes plus efficaces, portées par une indignation morale, et la réévaluation acceptée, même après quelques hésitations, des types d’armes promis.
Même dans les rangs du SPD [le Parti social-démocrate d’Allemagne] on entendait qu’il n’y avait désormais plus de « ligne rouge ». Hormis le chancelier fédéral et son entourage immédiat, le gouvernement, les partis et la presse reprenaient presque tous en chœur les paroles incantatoires du ministre des affaires étrangères lituanien Gabrielius Landsbergis : « Il nous faut surmonter la peur de vouloir vaincre la Russie. »

C’est dans la perspective incertaine d’une « victoire », qui peut vouloir dire tout et n’importe quoi, que doit se régler toute future discussion sur l’objectif de notre aide militaire – et la voie qui y mène. C’est ainsi que le processus d’armement semble animé d’une dynamique propre, certes encouragée par la pression très compréhensible du gouvernement ukrainien, mais entraînée chez nous par le chorus belliciste d’une opinion publique présentée comme un ensemble soudé où les hésitations et les réflexions d’une moitié de la population allemande n’ont pas droit de cité. Ou pas complètement.

Entre-temps, des voix circonspectes s’élèvent non seulement pour soutenir la position du chancelier, mais pour demander instamment qu’il y ait une réflexion publique sur la voie difficile menant à des négociations. Si je me joins à ces voix, c’est précisément parce qu’il est juste de dire : l’Ukraine ne doit pas perdre la guerre ! L’enjeu, à mes yeux, est d’aborder suffisamment à l’avance des négociations à caractère préventif pour empêcher qu’une guerre longue fasse encore plus de morts et de destructions, et que nous nous retrouvions en fin de compte devant un choix sans issue : soit entrer dans le conflit de façon active, soit, pour ne pas déclencher la première guerre mondiale entre puissances dotées de l’arme atomique, abandonner l’Ukraine à son sort.

Troisième guerre mondiale
La guerre traîne en longueur, le nombre des victimes et l’ampleur des destructions ne cessent de croître. La dynamique de l’aide militaire que nous apportons pour de bonnes raisons doit-elle se départir de son caractère défensif simplement parce que le seul objectif ne peut être qu’une victoire sur Vladimir Poutine ? La position commune à Washington et aux autres membres de l’OTAN était, dès le début, de ne pas aller au-delà du point of no return – l’entrée en guerre.

Les hésitations, manifestement stratégiques et pas seulement techniques, qu’a observées le chancelier Olaf Scholz chez le président américain, au moment de décider de livrer des chars de combat, ont confirmé une fois de plus ces conditions préalables à l’assistance de l’Occident à l’Ukraine. Jusqu’à présent, la préoccupation de l’Ouest était surtout de laisser à l’appréciation de la Russie la question de savoir à partir de quand elle considérait que l’ampleur des livraisons d’armes occidentales et leur qualité étaient synonymes d’entrée en guerre.

Mais, depuis que la Chine s’est engagée elle aussi à bannir l’utilisation d’armes nucléaires, biologiques et chimiques, cette préoccupation a été reléguée au second plan. C’est la raison pour laquelle les gouvernements occidentaux devraient plutôt se soucier du déplacement de ce problème. Dans la perspective d’une victoire à tout prix, l’amélioration de la qualité de nos livraisons d’armes a développé une dynamique propre qui pourrait, sans qu’on s’en rende vraiment compte, nous faire franchir le seuil menant à une troisième guerre mondiale. Voilà pourquoi « on ne devrait pas évacuer maintenant tous les débats sur le fait de savoir à partir de quand la partialité pourrait effectivement se muer en prise de parti en arguant que de tels débats feraient les affaires de la Russie » (Kurt Kister, rédacteur en chef, dans le quotidien Süddeutsche Zeitung des 11 et 12 février 2023).

Responsabilité morale
Si avancer en somnambule au bord de l’abîme devient un réel danger, c’est surtout parce que l’Alliance ne conforte pas seulement l’Ukraine, mais ne cesse de réaffirmer qu’elle soutiendra le gouvernement ukrainien « aussi longtemps que nécessaire » et que seul le gouvernement ukrainien pourra décider du moment et de l’objectif d’éventuelles négociations. Ces affirmations sont censées décourager l’adversaire, mais elles sont inconsistantes et masquent des divergences qui crèvent les yeux. Surtout, elles peuvent nous tromper nous-mêmes sur la nécessité de prendre des initiatives propres en vue de négociations.

D’une part, il est inopérant de dire que seule l’une des parties engagées dans la guerre peut décider de son objectif de guerre et, le cas échéant, du moment des négociations. D’autre part, c’est le soutien apporté par l’Ouest qui va aussi déterminer combien de temps l’Ukraine peut tenir.

L’Ouest a des intérêts légitimes propres et des obligations propres. Les gouvernements occidentaux opèrent dans un périmètre géopolitique d’une certaine ampleur et se doivent de prendre en compte d’autres intérêts que les seuls intérêts de l’Ukraine dans cette guerre ; ils ont des obligations de droit quant à la sécurité de leurs propres citoyens et portent, indépendamment des positions de la population ukrainienne, une part de responsabilité morale vis-à-vis des victimes et des destructions causées par des armes venues de l’Ouest ; ils ne peuvent donc pas non plus rejeter sur le gouvernement ukrainien la responsabilité des conséquences brutales d’une prolongation du conflit rendue possible uniquement par leur soutien militaire.

« Ne pas perdre » ou « gagner »
L’Ouest doit prendre lui-même d’importantes décisions et les endosser, on le voit bien dans la situation qu’il a le plus à redouter – celle où une supériorité des forces armées russes le placerait devant l’alternative suivante : soit s’incliner, soit s’engager dans la guerre. Des raisons aussi évidentes que l’épuisement des réserves en hommes et en matériel poussent aussi à ne pas attendre pour entamer des négociations. Le facteur temps joue également un rôle dans les convictions et les dispositions de l’ensemble des populations occidentales. Ce faisant, il est trop simple, à propos de la question épineuse du moment des négociations, de réduire les positions à une simple opposition entre morale et intérêt personnel. Ce sont surtout des raisons morales qui poussent à mettre fin à la guerre.

La durée des combats a donc une influence sur les perspectives à partir desquelles les populations perçoivent ces événements. Plus une guerre dure, plus la perception de la violence qui explose, en particulier dans les guerres modernes, est forte et détermine d’une façon générale la vision du rapport entre guerre et paix. Ces points de vue m’intéressent au regard du débat qui commence à s’engager en République fédérale sur le sens et la possibilité de négociations de paix. Deux perspectives à partir desquelles nous percevons et évaluons les guerres ont déjà trouvé leur expression, dès le début du conflit en Ukraine, dans la querelle opposant deux formulations vagues mais concurrentes : l’objectif de nos livraisons d’armes est-il que le pays « ne puisse pas perdre la guerre », ou ces livraisons visent-elles plutôt une « victoire » sur la Russie ?

Cette différence conceptuellement imprécise a peu de rapport, de prime abord, avec une prise de position pour ou contre le pacifisme. Certes, le mouvement pacifiste qui s’est fait jour à la fin du XIXe siècle a politisé la dimension violente des guerres, mais le véritable sujet n’est pas le dépassement progressif des guerres comme moyen d’éliminer les conflits internationaux, mais, au contraire, le refus catégorique de prendre les armes. En ce sens, le pacifisme ne joue un rôle dans aucune des deux perspectives qui se différencient selon l’évaluation que l’on fait des victimes et des sacrifices imposés par la guerre.

La chose est importante parce que la nuance rhétorique entre les expressions « ne pas perdre » la guerre ou « gagner » la guerre ne trace pas une ligne de démarcation entre pacifiste et non-pacifistes. Aujourd’hui, elle caractérise aussi des oppositions que l’on retrouve à l’intérieur même du camp politique qui non seulement considère l’alliance occidentale comme justifiée, mais qui estime également que c’est un devoir politique de soutenir l’Ukraine en lui fournissant des armes, un soutien logistique et des prestations civiles dans le combat courageux qu’elle mène contre l’agression lancée en violation du droit international, voire de façon criminelle, contre l’existence et l’indépendance d’un Etat souverain.

On se croirait à Verdun »
Cette prise de position est associée à la sympathie pour le destin douloureux d’une population qui, après plusieurs siècles de domination étrangère – polonaise et russe, mais aussi autrichienne –, n’a acquis son indépendance et sa souveraineté qu’avec la chute de l’Union soviétique. Parmi toutes les nations européennes qui accusent un retard, l’Ukraine est celle qui en a le plus. Elle est sans doute encore une nation en devenir.

Cependant, même dans le camp important des partisans d’un soutien à l’Ukraine, les avis sont actuellement partagés quant au moment jugé opportun pour des négociations de paix. Une partie s’accorde avec l’exigence du gouvernement ukrainien, qui ne cesse de réclamer un soutien militaire sans limites pour vaincre la Russie et restaurer ainsi l’intégrité territoriale du pays, y compris la Crimée. Une autre partie voudrait forcer les tentatives d’instaurer un cessez-le-feu et d’entamer des négociations qui, au moins avec le rétablissement du statu quo d’avant le 23 février 2022, permettraient d’éviter une possible défaite. Dans ce pour et ce contre se reflètent des expériences issues de l’histoire.

Ce n’est pas un hasard si ce conflit latent appelle d’urgence une clarification. Depuis des mois, la ligne de front est gelée. Sous le titre « La guerre d’usure favorise la Russie », le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) du 25 janvier, par exemple, a rendu compte de la guerre de position autour de Bakhmout, dans le nord du Donbass, qui entraîne des pertes importantes des deux côtés, et il cite le propos bouleversant d’un haut fonctionnaire de l’OTAN : « On se croirait à Verdun. » Les comparaisons avec cette terrible bataille, la plus longue et la plus lourde en pertes humaines de toute la première guerre mondiale, n’entretiennent qu’un lointain rapport avec la guerre en Ukraine, sauf qu’une guerre de position sans grandes modifications de la ligne de front fait surtout prendre conscience, par rapport à l’objectif politique « rationnel » de ce conflit, de la souffrance des victimes.

Le bouleversant reportage de la journaliste Sonja Zekri (Süddeutsche Zeitung), laquelle ne cache pas ses sympathies mais n’embellit rien non plus, rappelle effectivement les descriptions de l’horreur sur le front ouest, en 1916. Des soldats qui « se sautent à la gorge », des montagnes de morts et de blessés, les décombres d’immeubles, de cliniques, d’écoles, l’anéantissement d’une vie civilisée – c’est là que se reflète le noyau destructeur de la guerre, qui donne un autre éclairage aux propos de notre ministre des affaires étrangères [Annalena Baerbock] : « Nous sauvons des vies avec nos armes. »

Aberration de la guerre
A mesure que s’accumulent les victimes et les destructions de la guerre, on voit l’autre aspect de celle-ci occuper le devant de la scène. Elle n’est plus seulement un moyen de se défendre contre un envahisseur sans scrupule ; dans son déroulement même, le conflit est vécu comme une violence écrasant tout et qui devrait prendre fin aussi vite que possible. Et, plus le poids se déplace d’un côté vers l’autre, plus s’impose cette aberration de la guerre. Dans les guerres, le désir de surmonter l’adversaire est toujours allé de pair avec le désir d’en finir avec la mort et la destruction. Et, dans la mesure où les « dévastations » ont augmenté avec la puissance des armes, le poids de ces deux aspects s’est aussi déplacé.

A la suite des expériences barbares des deux guerres mondiales et de la tension nerveuse induite par la guerre froide, un déplacement conceptuel latent s’était largement opéré au cours du siècle dernier dans les esprits des populations concernées. De leurs expériences elles avaient tiré la conclusion, souvent de manière inconsciente, que les guerres – ce mode de solution des conflits internationaux qui jusque-là allait de soi – étaient tout bonnement incompatibles avec les critères d’une cohabitation civilisée.

Le caractère violent de la guerre avait pour ainsi dire perdu l’aura de sa naturalité. Largement répandu, ce changement dans les mentalités a laissé aussi des traces dans l’évolution du droit. Le droit pénal humanitaire de la guerre avait déjà été une tentative, peu concluante, de contenir le recours à la force lors d’un conflit. Mais, à la fin de la seconde guerre mondiale, la violence fut appelée à être pacifiée par des moyens juridiques et relayée par le droit comme seul mode de règlement des conflits entre Etats. La Charte des Nations unies, entrée en vigueur le 24 octobre 1945, et l’instauration de la Cour internationale de justice de La Haye avaient révolutionné le droit international. L’article 2 enjoint à tous les Etats de régler leurs différends internationaux par des moyens pacifiques. C’était l’ébranlement causé par les excès de violence de la guerre qui avait engendré cette révolution.

Un retour en arrière
Les mots du préambule de la Charte des Nations unies, teintés d’une émotion littéraire, reflètent l’horreur engendrée par le spectacle des victimes de la seconde guerre mondiale. La phrase centrale est cet appel à « unir nos forces pour (…) instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun » ‒ c’est-à-dire dans l’intérêt des citoyens de tous les Etats et de toutes les sociétés de ce monde, tel que défini par le droit international.

Cette attention portée aux victimes de la guerre explique d’une part l’abolition du jus ad bellum, ce sinistre « droit » autorisant chaque Etat souverain à faire la guerre à sa guise, d’autre part le fait que le principe éthiquement fondé de la guerre juste n’ait pas été renouvelé, mais ait été, au contraire, aboli, à l’exception du droit de légitime défense de l’agressé. Les nombreuses mesures citées au chapitre VII contre les actes d’agression sont dirigées contre la guerre en tant que telle, et ce, uniquement dans le langage du droit. En effet, le contenu moral inhérent au droit international moderne lui-même est suffisant pour cela.

C’est à la lumière de cette évolution que je comprends la formule disant que l’Ukraine « ne doit pas perdre la guerre ». Je lis dans le facteur de retenue une mise en garde signifiant que même l’Ouest, qui permet à l’Ukraine la poursuite de la guerre contre un agresseur criminel, ne doit pas oublier ni le nombre des victimes, ni le risque auquel sont exposées les victimes éventuelles, ni l’ampleur des destructions effectives et potentielles acceptées à contrecœur pour atteindre un objectif légitime. Même le plus désintéressé des soutiens n’est pas dispensé de cette évaluation de la proportionnalité.

La formulation tout en hésitation, « ne doit pas perdre », met en question une perspective ami-ennemi, qui considère encore au XXIe siècle la solution belliciste des conflits internationaux comme « naturelle » et sans autre choix possible. Une guerre, et plus encore celle déclenchée par Poutine, est le symptôme d’un retour en arrière par rapport au niveau historique d’une gestion civilisée des relations entre puissances – surtout entre puissances qui ont pu tirer les leçons de deux guerres mondiales. Quand des conflits armés ont éclaté et ne peuvent être contenus par des sanctions douloureuses, y compris pour les défenseurs du droit international qui a été enfreint, l’alternative qui s’impose – face à une poursuite de la guerre faisant de plus en plus de victimes – est la recherche de compromis supportables.

Chercher une solution de compromis
Je vois bien l’objection : il n’y a pour l’instant aucun signe montrant que Poutine serait disposé à entamer des négociations. Et n’est-ce pas justement pour cette raison qu’il faut le forcer à céder par des voies militaires ? Il a en outre pris des décisions qui rendent presque impossible l’acceptation de négociations qui auraient des chances d’aboutir. En effet, avec l’annexion des provinces orientales de l’Ukraine, il a créé un état de fait et installé à demeure des revendications qui ne sont pas acceptables pour l’Ukraine.

D’un autre côté, c’était peut-être une réponse, bien que mal avisée, à l’erreur de l’alliance occidentale, qui, dès le début, a laissé délibérément dans le flou la Russie quant à l’objectif de son soutien militaire. Cela laissait ouverte la perspective, inacceptable pour Poutine, d’un changement de régime. En revanche, l’objectif déclaré de revenir au statu quo d’avant le 23 février 2022 aurait facilité l’ouverture de négociations ultérieures. Mais les deux camps voulaient se décourager mutuellement en plantant des jalons ambitieux et manifestement intouchables. Ce ne sont pas des conditions prometteuses, mais elles ne sont pas non plus sans perspective.

Car, hormis le fait que le nombre de vies humaines fauchées par la guerre augmente chaque jour, les coûts des ressources matérielles ne cessent de grimper, sans compter qu’elles ne peuvent être remplacées à volonté. Et pour le président Biden l’heure tourne. Cette simple idée devrait déjà nous inciter à pousser à faire des tentatives énergiques pour entamer des négociations et chercher une solution de compromis qui ne permette pas à la partie russe d’obtenir un gain territorial par rapport à la situation du début du conflit, mais lui permette de sauver la face.

Besoin urgent de réglementation
Indépendamment du fait que des chefs d’Etat et de gouvernement occidentaux comme Olaf Scholz et Emmanuel Macron conservent des contacts téléphoniques avec M. Poutine, le gouvernement américain, apparemment divisé sur cette question, ne peut pas se cantonner dans un rôle formel de non-participant. Un résultat de négociation durable ne peut être intégré dans le contexte d’accords de grande envergure sans les Etats-Unis. Les deux parties belligérantes y ont intérêt. Cela vaut pour les garanties de sécurité que l’Ouest doit assurer à l’Ukraine. Mais aussi pour le principe que le renversement d’un régime autoritaire n’est crédible et stable que s’il vient de la population concernée et s’il est donc porté de l’intérieur.

D’une façon générale, cette guerre a attiré l’attention sur un besoin urgent de réglementation dans toute la région de l’Europe centrale et orientale, qui va au-delà des objets de litige des actuels belligérants. L’expert pour les questions de l’Europe de l’Est Hans-Henning Schröder, ancien directeur de l’Institut allemand de politique et de sécurité internationales à Berlin, a relevé (dans laFrankfurter Allgemeine Zeitung du 24 janvier) les accords de désarmement et les conditions économiques globales sans lesquelles aucun accord ne peut être réalisé durablement entre les différentes parties directement concernées. Le fait que les Etats-Unis se soient déjà dits prêts à participer à de telles négociations de portée géopolitique est une chose dont Vladimir Poutine pourrait se targuer.

C’est justement parce que le conflit touche un réseau d’intérêts plus large que l’on ne peut exclure d’emblée, même si les exigences sont pour l’instant diamétralement opposées, qu’un compromis permettant de sauver la face des deux côtés puisse être trouvé.


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"L’impérialisme et les impérialistes" par Bernard DREANO

27 novembre 2022


Bernard Dreano est président du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale CEDETIM, cofondateur de l’Assemblée européenne des citoyens AEC/HCA-France.

Un spectre hante le monde en ces années vingt du 21ème siècle, celui de l’impérialisme, ou plus précisément de la guerre inter-impérialiste (et donc mondiale).
C’est reparti « comme en 14 » ? Le super-impérialisme ?
Il faut d’abord revenir aux sens du mot. Quand on parle de l’impérialisme,on fait généralement allusion à une forme de l’économie capitaliste globalisée, un concept qui émerge au début du 20ème siècle, dans les milieux marxistes et autres. Mais les impérialistes font plutôt références aux activités politiques (et militaires) des grandes puissances, à leur emprise sur tout ou partie du monde (sous forme juridique « d’empires » comme les empires d’Europe centrale ou les empires coloniaux, ou non, comme la « république impériale » dominatrice des États-Unis). Les deux niveaux se distinguent mais se recoupent aussi.
Le premier qui parle d’impérialisme est sans doute l’économiste libéral britannique John A. Hobson, avec son livre de 1902 Imperialism : A Study, décrivant le système de l’oligarchie capitaliste. Des membres de la IIème internationale vont reprendre et approfondir ce concept, par exemple du côté des radicaux russes, les bolcheviks Lénine et Nicolas Boukharine, ou des réformistes sociaux-démocrates, l’Autrichien Rudolf Hilferding et l’Allemand Karl Kautsky (deux stars de la social-démocratie bien oubliés aujourd’hui). Pour tous, l’impérialisme, c’est le capitalisme mondialisé avec la possession monopolisée des territoires d’une planète entièrement partagée, conséquence de la concentration de la production et du capital, de la fusion du capital bancaire et financier, de l’exportation massive de capitaux. Le « stade suprême du capitalisme » (Lénine) avant la crise finale de ce système et l’avènement du socialisme. Kautsky entrevoit la perspective d’un super-impérialisme, un monde « cartellisé » mais ouvert (libre-échangiste) permettant de passer pacifiquement au socialisme, tandis que la gauche (Lénine, Rosa Luxembourg) voit dans cette utopie la justification d’une soumission d’une aristocratie ouvrière profitant du système capitaliste mondialisé, au détriment des plus pauvres et des régions périphériques du monde.
À l’époque l’oligarchie, les « trusts » (on ne parle pas encore de multinationales) se développent à partir de bases nationales, dans les principales puissances où les États et les élites sont volontiers impérialistes au sens plus trivial du mot, c’est-à-dire imbus de supériorité « civilisationnelle », avides de conquêtes, et fortement militarisés. Il en résulte la Première Guerre mondiale, une guerre donc clairement inter-impérialiste.
À peine celle-ci terminée, le système financier mondial connaît la crise de 1929 (qui part des États-Unis), immédiatement perçue comme LA crise majeure (sinon finale) de l’impérialisme.
Les conséquences de la Première Guerre mondiale et de la crise de 1929 provoquent la Seconde Guerre mondiale, une guerre inter-impérialiste comme la première, même si elle n’est pas que cela.

La Seconde Guerre mondiale n’entraîne pas du tout l’effondrement du système capitaliste-impérialiste mais débouche sur la tripartition du monde.
Incontestables triomphateurs, les États-Unis d’Amérique imposent leur domination sur le monde capitaliste (dit « libre »), grâce à leur force militaire, le privilège de leur monnaie associé à la prééminence des « institutions de Bretton Woods » (Fonds monétaire international et Banque mondiale) sur toutes les structures des nouvelles Nations-Unies, la puissance de leurs grandes entreprises, la diffusion de leurs biens culturels. Un impérialisme sous pilotage états-unien même si des contradictions demeurent, au sein duquel existent quelques « impérialismes secondaires », jouissant d’une relative autonomie d’action (on peut effectivement parler d‘impérialisme français).
Face à ce bloc « occidental » s’affirme un camp (dit « socialiste »), qui échappe objectivement au système impérialiste au sens défini précédemment, car il n’est à l’évidence pas dominé par le capital financier, et qui se développe largement séparé du reste du monde. Mais où existent des tendances impérialistes dominatrices et expansionnistes au deuxième sens du mot. Après leur rupture avec l’URSS en 1960-62 les Chinois décriront celles-ci comme « social- impérialisme »
Dès 1920, Alexandre Zinoviev, le bolchevik alors dirigeant de la toute jeune IIIe Internationale, avait proclamé au Congrès des peuples d’orient à Bakou, le « Djihad contre l’impérialisme ». C’est que, dès l’après-Première Guerre mondiale se levait le mouvement d’émancipation des peuples contre la domination impérialiste et coloniale. Elle allait s’amplifier après la Seconde Guerre mondiale, avec ce que l’économiste français Alfred Sauvy appelait « le tiers-monde », et s’incarner politiquement dans le Mouvement des non- alignés, des États refusant l’alignement sur les deux blocs et se réclamant peu ou prou de « l’anti-impérialisme ».
Cette deuxième partie du XXe siècle connaît de très grandes mutations technologiques qui vont modifier le monde de la production et des échanges avec la troisième révolution industrielle (celle de l’électronique et de la bio-ingénierie) [1]. Les formes de l’impérialisme se modifient, une nouvelle division du travail s’organise au niveau mondial. Aux côtés des grandes entreprises multinationales traditionnelles (industrie, extraction) apparaissent progressivement de nouvelles entreprises géantes dans le numérique et le commerce. Surtout les échanges monétaires s’amplifient de manière exponentielle, accentuant la domination du capital financier transnational qui l’accompagne et la constitution d’une nouvelle oligarchie de super-riches.
André Gunder Frank, Samir Amin et d’autres décrivent ce monde comme un système avec son « centre » et ses périphéries (pays – ou secteurs à l’intérieur des pays, semi-périphériques et périphériques). Immanuel Walerstein fera la description la plus aboutie du système monde [2], avec cette économie dite « de marché » mondialisée, gérée par le modèle néolibéral basé sur le libre-échange, c’est-à-dire la concurrence féroce et totalement faussée.
L’extension de ce modèle inégalitaire s’accentue à la fin du siècle. À partir de 1995, l’Organisation Mondiale du Commerce impose ses règles (de dérégulation) au détriment des droits des personnes, des communautés, des États et de la nature. Entre-temps, le bloc soviétique, miné par ses contradictions internes et par la pression néolibérale s’est effondré.
Cette fois-ci nous y sommes, est-ce le super-impérialisme ?
C’est ce que pense l’américain Francis Fukuyama, mais ce n’est pas du tout l’antichambre du socialisme mondial dont rêvait Kautsky, c’est la « fin de l’histoire » et le triomphe d’un modèle capitaliste auquel adhérerait plus ou moins la planète entière. Le règne de « l’Empire » à direction américaine, expliquent en 2000 Toni Negri et Michael Hardt, est un « ultra-impérialisme » où ce ne sont plus les États qui font la loi mais les transnationales. Les États les plus faibles se disloquent et dans l’ensemble même ceux encore puissants abandonnent leur rôle de médiateur entre l’économie nationale et les forces économiques externes, et deviennent des agences responsables d’adapter l’économie locale aux besoins du marché global.
Toutefois ce système monde est loin d’être ordonné, il est profondément injuste et violent, ce qui provoque dans les peuples révoltes, développement de mouvements de réaction identitaires, dislocation dans les sociétés et guerres. Il est surtout totalement incapable de répondre aux défis des crises écologiques qui menacent à court terme toute l’économie. L’hégémonie économico-politico-militaire du bloc « occidental » (les États-Unis, leurs alliés européens et de la zone Pacifique) est remise en cause, avec les échecs militaires de l’Irak à l’Afghanistan ou à l’Afrique sahélienne, et surtout l’émergence d’autres puissances dans la nouvelle configuration de la division mondiale du travail, en particulier la Chine.
La guerre en Ukraine, première étape d’une guerre inter-impérialiste généralisée ?
Cela signifie-t-il que nous sommes entrés dans une nouvelle phase, pouvant déboucher sur un conflit inter-impérialiste majeur comme au début du XXe siècle, avec comme moteur l’affrontement entre la Chine, puissance émergente et les États-Unis puissance déclinante ?
Et, dans ce contexte, la guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine serait-elle un avant-goût de la conflagration générale, un peu comme les guerres balkaniques des années 1912-13 avant la mondiale de 1914 ?
La politique de la Fédération de Russie est, au début de ce XXIe siècle, clairement impérialiste au sens d’une politique de conquête (dans l’esprit de Poutine, de reconquête), de territoire et de zone d’influence, portée par une idéologie nationaliste suprématiste mêlant référence néo-tsaristes et post-staliniennes. Les Ukrainiens sont victimes des impérialistes russes, ce qui ne signifie pas pour autant que la Russie, avec son État, et ses oligarques, soit encore une actrice impérialiste majeure au sein du « système monde » comme l'était l’URSS entre 1945 et les années 1980. C’est une puissance moyenne (PIB de l’Italie) qui n’est riche que de ses ressources en matières premières et d’abord des hydrocarbures, et surtout disposant d’un appareil militaire surdimensionné (mais dont l’efficacité s’avère limitée) et d’un stock considérable d’armes nucléaires (argument politique mais dont l’utilisation pratique est plus que problématique). Disposant de la capacité de paralyser l’ONU grâce à son droit de véto, Poutine espère compter sur des alliés inquiets de la puissance que conserve « l’Occident », ou soucieux de rompre avec « l’hégémonie » du super-impérialisme américain.
Le soutien de cet Occident, d’abord états-unien, aussi européen, aux Ukrainiens peut donner l’impression que la guerre inter-impérialiste est déjà en cours. D’autant que fleurit une rhétorique datant de la guerre froide, considérant cette guerre comme celle du monde « libre » contre le « totalitarisme ».
Simple guerre locale d’agression impérialiste russe contre l’Ukraine ou (et ?) lever de rideau du grand affrontement ? La situation n’est pas celle qui prévalait dans les années 1905-1914 sur plusieurs plans :
- les systèmes d’alliance ne sont pas stables comme ils l’étaient (plus ou moins) en Europe au début du XXe siècle, ni comme les « blocs » de la guerre froide;
  • l’interdépendance économique, qui existait au début du XXe siècle et que certains pensaient alors comme facteur de paix, est aujourd’hui beaucoup plus forte qu’à l’époque.
Cependant, si la reproduction d’un scénario de type 1914 est peu probable, la situation est loin d’être rassurante pour autant.
La volonté de puissance chinoise d’une part, la volonté américaine de reprendre le contrôle d’autre part (cf. Trump), sont inquiétants. La course aux armements qui reprend un peu partout, quantitativement et qualitativement, est dangereuse. La crise même du système monde impérialiste provoque crispations nationalistes et hystéries identitaires à une échelle inconnue depuis les années 1930.
Enfin, et surtout, la criminelle passivité des grandes puissances, États comme entreprises multinationales, face au changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, va provoquer, et provoque déjà des situations intolérables qui vont à court terme décupler conflits et violences...
À moins que l’action de ceux qui pensent qu’un autre monde est possible et agissent, localement et globalement en ce sens, permette qu’autre chose n’advienne que cet impérialisme (pas « super » du tout) et arrête ces impérialistes fauteurs de guerre.

[1] Après celle de la machine à vapeur aux XVIIIe et XIXe siècles, et celle de l’électricité et des hydrocarbures fin XIXe et XXe.
[2] Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l'analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006, réédité en poche en 2009.


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"Construire avec les citoyens les nouvelles perspectives pour l'Europe" par Pierre CALAME

Un processus instituant animé par les régions et les villes


Pierre CALAME est président honoraire de la Fondation pour le Progrès de l'Homme (FPH). Contact : blog (at) pierre-calame.fr

Conscience de l'importance de l'Europe, insatisfaction à l'égard des politiques européennes, défiance à l'égard des institutions politiques nationales et européennes : ces sentiments ambivalents, reflétés par les enquêtes d'opinion, montrent la fragilité de l'Union actuelle, à la merci d'élections nationales ou de referendums remportés par les adversaires de la construction européenne, mais aussi la possibilité d'un bel avenir de l'Europe si les peuples européens s'entendent sur des perspectives communes. Soixante ans après la signature du traité de Rome, véritable acte de naissance de l'Union actuelle, le monde et l'Europe elle même ont radicalement changé. Il est temps de tracer avec les citoyens les grandes lignes d'un nouveau projet européen.

La construction européenne actuelle s'est fondée sur l'unification du marché. Ce n'était pas l'intention initiale. Le commerce mondial s'étant lui-même unifié, l'Union est devenue le ventre mou de la globalisation économique. Elle a supprimé les obstacles internes à la circulation des biens, des personnes et des capitaux sans se doter de moyens communs pour gérer aux frontières la sécurité, la défense et les migrations, pour construire une politique économique, pour unifier la fiscalité, pour assurer la cohésion sociale, pour se présenter unie dans les affaires internationales.

La difficulté des vingt huit membres de l'Union à se mettre d'accord sur le renforcement de l'Europe, à faire fonctionner des institutions prévues au départ pour les six membres fondateurs, est la source visible de cette impuissance. Elle masque une cause plus profonde : la création d'un marché unique, voire d'une monnaie commune, d'un statut de citoyen européen ne suffisent pas à faire naître la conscience d'une communauté de destin. Or, sans cette conscience, tout sacrifice au profit des autres, tout abandon de souveraineté supplémentaire se heurte à des résistances.

Faire émerger cette conscience, créer les conditions pour que les citoyens européens s'expliquent entre eux sur leurs valeurs, leur vision du monde, leurs priorités, leurs peurs, leurs espérances, voila la condition essentielle d'une poursuite et d'un renouveau du projet européen. Il faut pour cela surmonter des craintes, lever des malentendus, inventer un processus instituant.

Surmonter les craintes. Tétanisées par la montée des populismes, constatant que tous les récents referendums ont tourné au désavantage de l'Europe, les institutions européennes ont peur de donner la parole aux citoyens. Trop d'habitudes de communication descendante. Trop de propension à expliquer la montée de l'euro-scepticisme par une information biaisée, les gouvernements nationaux s'attribuant le mérite des succès et rejetant sur l'Europe la responsabilité des échecs. Oui, les referendums sont aujourd'hui le pire moyen de donner la parole aux citoyens. On ne demande pas de répondre par oui ou par non, sur la base d'une information incomplète et aisément manipulée, à une question aussi vaste et complexe que l'avenir à bâtir en commun. Mais on ne construira pas l'Europe sans ses citoyens. Il faut s'en donner les moyens.

Lever les malentendus. La priorité aujourd'hui n'est pas d'ouvrir un débat citoyen sur les institutions européennes. Elles sont mal connues. Le fonctionnement en est nécessairement complexe. Trop d'énergie a été dépensée au cours des dernières décennies à débattre des institutions au détriment du fond. Doter une communauté d'institutions adaptées est nécessaire mais le préalable est que cette communauté existe réellement, soit consciente d'exister.

Inventer un processus instituant.
Il se construit dans la durée. Nous devons, nous Européens, retourner la formule de Bismarck en affirmant qu'il y a d'autres moyens d'instituer une communauté que « le fer et le sang ». Si les peuples européens sont capables de le faire, comme ils ont a été capables de partager pacifiquement leurs souveraineté au nom du bien commun, l'Europe retrouvera un leadership au plan mondial car la nécessité de faire émerger une communauté de destin à l'échelle planétaire est, elle, impérieuse.

Ce processus instituant repose sur les acquis de la démocratie délibérative. Avant d'être une confrontation entre des projets de société ou des programmes concurrents, la démocratie est une éthique et une méthode : permettre dans la transparence à tous les citoyens, à tous les secteurs de la société de débattre des défis communs et de la manière de les relever ensemble. La démocratie délibérative est une méthode par laquelle des citoyens « ordinaires », tirés au sort et reflétant la diversité de la société, se construisent une opinion sur des sujets complexes puis, par la délibération, dégagent des convictions et des perspectives communes.

L'expérience montre que c'est possible, que ça marche, que, conformément à l'optimisme méthodologique qui fonde la démocratie, les questions complexes de notre temps ne sont pas réservées aux experts, mais à six conditions : les institutions et les responsables politiques doivent prendre l'engagement que les propositions citoyennes seront prises en considération ; le mode de sélection des participants doit être incontestable ; les questions abordées doivent être aussi larges que possible ; le processus se construit dans la durée, pour laisser le temps aux citoyens de s'approprier les questions et d'élaborer un point de vue en commun ; des moyens financiers et humains significatifs sont consacrés au processus, a fortiori à l'échelle européenne avec la diversité des langues ; des méthodes rigoureuses sont utilisées pour dégager des éléments de synthèse.

Nous proposons un processus en deux étapes : la première au niveau de villes ou de régions ; la seconde au niveau européen.

Première étape, des panels de citoyens tirés au sort, reflétant la diversité de la société, organisés par des villes ou régions volontaires: pour rompre avec l'idée « d'intérêts nationaux » ; parce qu'à l'échelle d'une ville ou d'une région, les échanges sont beaucoup plus concrets ; parce qu'il en naîtra un nouveau souffle pour les jumelages entre collectivités territoriales européennes. Ces panels travailleront pendant six mois, en ayant à leur disposition une base solide d'informations et les avis d'experts qu'ils jugeront nécessaires.

Seconde étape, une Assemblée citoyenne européenne réunissant en concile, pour une durée significative, de dix jours à un mois, mille citoyens délégués par les panels locaux pour mettre en commun les réflexions et propositions, selon des protocoles de travail rigoureux assurant la traçabilité des apports de chacun aux conclusions communes.

A travers les réseaux sociaux, internet et les media, les informations et expertises mises à disposition des panels bénéficieront à l'ensemble de la société, permettront de multiplier les débats, de reproduire les mêmes panels au sein des établissements scolaires et universitaires, de faire de l'avenir de l'Europe l'objet d'une mobilisation de toute la société.

Ce processus instituant, initié par les collectivités territoriales européennes, nécessite un soutien clair des dirigeants européens pour : fournir les moyens humains et matériels nécessaires ; mettre les conclusions en débat au sein de chaque institution européenne. Ces conclusions devront être prêtes à temps pour nourrir les prochaines élections au Parlement européen.


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"Adieu au siècle américain" par Michael T. Klare


Texte publié en anglais le 18 mai 2023 sur le site TomDispatch. Copyright 2023 Michael T. Klare

Michael T. Klare est professeur émérite d'études sur la paix et la sécurité mondiale dans cinq collèges au Hampshire College et chercheur principal invité à l'Arms Control Association. Il est l'auteur de 15 livres, dont le dernier est "All Hell Breaking Loose : The Pentagon's Perspective on Climate Change". Il est l'un des fondateurs du Comité pour une politique saine entre les États-Unis et la Chine.

Mot introductif par Patrick Viveret

Poser la question "De quelle Europe le monde a t il besoin ?" suppose implicitement que l'Europe a encore un rôle à jouer dans le monde à venir. Or on le verra dans cet article tiré de "Other news" pour un certain nombre d'analystes la question ne se pose même pas et l'on verra dans l'article ci dessous que le problème du rôle de l'Europe est expédié en une ligne ... A méditer et à débattre donc !

La Chine, l'Inde et le nouvel ordre mondial émergent

Il n'y a pas si longtemps, les analystes politiques parlaient du « G-2 », c'est-à-dire d'une éventuelle alliance de travail entre les États-Unis et la Chine visant à gérer les problèmes mondiaux dans leur intérêt mutuel. Un tel duo collaboratif était considéré comme potentiellement encore plus puissant que le groupe G-7 des principales économies occidentales. Comme l'écrivait en 2008 l'ancien sous-secrétaire au Trésor C. Fred Bergsten, qui avait initialement imaginé un tel partenariat, « l'idée de base serait de développer un G-2 entre les États-Unis et la Chine pour piloter le processus de gouvernance mondiale ».

Cette notion deviendrait la base de la sensibilisation initiale de l'administration Obama à la Chine, même si elle perdrait son attrait à Washington alors que les tensions avec Pékin continuaient d'augmenter à propos de Taiwan et d'autres problèmes. Pourtant, si la guerre en Ukraine nous apprend quelque chose, ce devrait être que, quels que soient les désirs des dirigeants américains, ils n'auront d'autre choix (autre que la guerre) que de partager les responsabilités de la gouvernance mondiale avec la Chine et, dans une nouvelle tournure de la géopolitique, avec l'Inde aussi. Après tout, cette nation montante dotée de l'arme nucléaire est maintenant la plus peuplée de la planète et possédera bientôt la troisième plus grande économie également. En d'autres termes, si une catastrophe mondiale doit être évitée, que les Américains le veuillent ou non, ce pays n'aura d'autre choix que de commencer à planifier l'émergence d'un G-3.

Deux questions viennent immédiatement à l'esprit : Pourquoi le G-3, et pourquoi son émergence est-elle susceptible d'être une conséquence aussi inévitable de la guerre en Ukraine ?

En commençant par la deuxième de ces questions critiques, le G-3 se situe dans notre avenir précisément parce que ni les États-Unis ni la Russie ne se sont avérés capables de réaliser ce que ses dirigeants pourraient considérer comme une issue satisfaisante à cette guerre. Du côté de Moscou, la possibilité d'anéantir l'Ukraine en tant qu'État fonctionnel s'est avérée un échec remarquable ; du côté de Washington, la défaite totale de la Russie et la disparition de Vladimir Poutine semblent hautement improbables.

Au milieu de la catastrophe apparemment sans fin de la guerre en Ukraine, il est devenu de plus en plus évident que la Chine et l'Inde sont susceptibles de façonner sa résolution finale. La Russie ne peut pas continuer à se battre sans le soutien de ces deux pays, grâce à leur refus de se plier aux dures sanctions occidentales, à leur commerce continu avec Moscou et à leurs achats massifs de réserves russes de combustibles fossiles. De plus, aucun de ces pays ne souhaite que la guerre s'intensifie ou se prolonge plus longtemps, étant donné le mal qu'elle fait aux perspectives de croissance mondiale. Pour les Chinois, en particulier, cela a généré des frictions avec des partenaires commerciaux cruciaux en Europe qui en veulent aux liens continus de Pékin avec Moscou. Pour leurs propres raisons, donc,

Dans le même temps, alors que la guerre en Ukraine a révélé la faiblesse surprenante de l'armée russe précédemment vantée, elle a également révélé de manière frappante les limites de la puissance américaine. Après tout, lorsque la guerre a commencé en février 2022, le président Joe Biden était convaincu que la majeure partie du monde se joindrait aux États-Unis et à l'Europe pour isoler Moscou, notamment en arrêtant les achats d'approvisionnement énergétique russe et en imposant des sanctions sévères à ce pays. Pour lui, c'était encore le siècle américain. "Les États-Unis ne font pas cela seuls", avait-il déclaré à l'époque. "Pendant des mois, nous avons construit une coalition de partenaires représentant bien plus de la moitié de l'économie mondiale... Nous limiterons la capacité de la Russie à faire des affaires en dollars, euros, livres et yens pour faire partie de l'économie mondiale."

Il se trouve que nous semblons être entrés dans une nouvelle époque encore à définir caractérisée par une diminution de l'influence mondiale des États-Unis. Après tout, malgré les efforts déterminés de Washington et de ses alliés de l'OTAN pour limiter l'accès de la Russie à l'économie mondiale, Moscou a largement réussi à se maintenir à flot, même en finançant son désastre militaire toujours plus coûteux en Ukraine. Merci pour cela à la Chine et à l'Inde, qui ont continué d'acheter d'énormes quantités de pétrole et de gaz naturel russes (même à des prix fortement réduits).

No less significantly, Washington has largely failed to persuade most of the global South, including key rising powers like Brazil, India, and South Africa, to embrace President Biden’s view of the Ukraine war as an “existential” struggle between liberal democratic states and illiberal autocratic ones. As he put it in a speech delivered a year ago in Warsaw, “We [have] emerged anew in the great battle for freedom, a battle between democracy and autocracy, between liberty and repression, between a rules-based order and one governed by brute force.”

Mais en dehors de l'Europe, de telles déclarations retentissantes sont largement tombées dans l'oreille d'un sourd, les dirigeants non occidentaux ayant souligné leurs propres besoins nationaux et dénoncé l'hypocrisie de l'Occident lorsqu'il s'agit de défendre les «règles» mondiales qu'il prétend honorer. En particulier, ils se sont plaints de la façon dont ces sanctions imposées à la Russie ont fait grimper les prix des denrées alimentaires et des engrais dans leur propre pays, nuisant à des millions de leurs citoyens.

"J'aimerais toujours voir un monde davantage fondé sur des règles", a déclaré S. Jaishankar, ministre des Affaires étrangères de l'Inde, à Roger Cohen du New York Times. "Mais quand les gens commencent à vous presser au nom d'un ordre fondé sur des règles d'abandonner, de faire des compromis sur des intérêts très profonds, à ce stade, je crains qu'il ne soit important de contester cela et, si nécessaire, de le dénoncer.”

Pour peu que Washington se soit penché sur de telles perspectives, comptez sur une chose : après l'Ukraine, nous nous retrouverons dans un nouvel ordre mondial. Après l'offensive ukrainienne prévue au printemps/été, qui ne devrait pas déloger toutes les troupes russes des terres qu'elles ont saisies depuis février dernier, l'Inde et la Chine pousseront presque certainement les deux pays vers un accord de paix visant davantage à rétablir le flux de commerce que de défendre des principes fondamentaux de quelque sorte que ce soit.

En effet, le plan de paix chinois pour la guerre, bien qu'ignoré ou vilipendé par la plupart des analystes occidentaux, pourrait finir par s'avérer le plan le plus efficace pour un règlement, avec son vague appel au respect de la souveraineté de tous les États et son accent sur l'élimination des sanctions, la restauration lignes d'approvisionnement mondiales et libérant le commerce des céréales russes et ukrainiennes. En effet, même à contrecœur, même le secrétaire d'État Antony Blinken a concédé qu'il pourrait fournir un modèle pour un futur règlement.

Pourquoi le G-3 ?

Alors que l'issue de la guerre d'Ukraine reste incertaine, comptez sur une chose : l'émergence de la Chine et de l'Inde en tant qu'acteurs majeurs de sa résolution contribuera à définir le futur ordre mondial, celui dans lequel les États-Unis devront partager les responsabilités de la gouvernance mondiale. avec la Chine et l'Inde, les deux autres grands nœuds énergétiques du monde. L'Europe n'est pas qualifiée pour jouer un tel rôle en raison de ses divisions internes et de sa dépendance vis-à-vis de la puissance militaire américaine ; La Russie ne l'est pas à cause du déclin de sa force militaire et économique. Les pays du G-3, cependant, possèdent certaines caractéristiques de base qui les distinguent de toutes les autres puissances et qui ne feront que s'accentuer à l'avenir.

Commençons par la population. En 2022, la Chine, l'Inde et les États-Unis avaient la plus grande, la deuxième et la troisième plus grande population du monde, représentant conjointement environ 3,2 milliards de personnes, soit environ 40 % de tous les habitants de la planète. Alors que l'Inde devrait dépasser la Chine en tant que nation la plus peuplée du monde cette année, ces trois pays devraient encore rester au sommet de la population en 2050, accueillant environ 3,4 milliards de personnes d'ici là. Bien sûr, personne ne sait comment les famines majeures, les pandémies ou les catastrophes climatiques peuvent affecter ces chiffres, mais ces populations confèrent d'énormes avantages en matière de production, de consommation et même, si nécessaire, de guerre.

Next, consider economic clout. The U.S. and China have long had the world’s number one and two economies, with India in sixth place and rising, if still behind Japan, Germany, and the United Kingdom. It is, however, expected to overtake the UK this year and, in some projections, will reach number three by 2030. Together, the G-3 will then account for a greater share of global economic activity than the next 20 countries combined, including all the European economies and Japan. Consider that a form of power no one will be able to ignore.

Les États-Unis et la Chine sont largement supposés posséder les deux armées les plus grandes et les plus puissantes du monde, la Russie revendiquant toujours la troisième place, bien que son armée ait été gravement réduite grâce à la guerre en Ukraine et ne retrouvera probablement pas sa force d'avant-guerre pour ans, si jamais. L'armée indienne est en effet importante, avec environ 1,4 million d'hommes et de femmes en uniforme (contre 2 millions en Chine, moins d'un million en Russie et 1,4 million en Amérique), mais elle n'est pas aussi bien équipée en armement avancé que les trois autres. Les Indiens dépensent cependant des milliards de dollars pour l'acquisition de systèmes de combat avancés en Europe, en Russie et aux États-Unis. Alors que sa part dans la richesse mondiale augmente, comptez sur New Delhi pour investir toujours plus d'argent dans la « modernisation » de ses forces armées.

Il y a un autre domaine où la Chine, l'Inde et les États-Unis sont en tête du monde en nombre : dans leurs émissions de dioxyde de carbone et d'autres gaz à effet de serre qui modifient le climat. Alors que les trois continuent de dépendre des combustibles fossiles pour une grande partie de leur consommation d'énergie, la Chine, l'Inde et les États-Unis devraient figurer en tête de liste des principaux émetteurs de carbone au monde pour les décennies à venir. Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), le G-3 représentera environ 42 % des émissions mondiales de carbone d'ici 2050, soit plus que l'Afrique, l'Europe, l'Amérique latine et le Moyen-Orient réunis.

Le G-3 en pratique

Additionnez tous ces facteurs et il est évident que la Chine, l'Inde et les États-Unis domineront probablement tout ordre mondial futur. Malheureusement, cela ne signifie pas qu'ils sont destinés à coopérer, loin de là. La compétition et les conflits resteront sans aucun doute une caractéristique durable de leurs relations, les liens entre eux augmentant et diminuant constamment. (Pensez aux alliances et aux antagonismes tournants entre Eastasia, Eurasia et Oceana dans le roman dystopique prophétique de George Orwell de 1984.) Mais d'une chose nous pouvons être certains : aucun problème mondial majeur, que ce soit le changement climatique, une catastrophe économique, une autre pandémie mortelle , ou une guerre à l'ukrainienne, sera résolue si ces trois puissances ne parviennent pas à trouver une forme de coopération, même informelle.

Il y a eu au moins un moment précédent de concordance à trois. En novembre 2014, à l'approche du Sommet de Paris sur le climat de l'année prochaine, le président Barack Obama a forgé une alliance de travail avec le président chinois Xi Jinping visant à obtenir un résultat positif, puis a intégré le Premier ministre indien Narendra Modi dans leur effort conjoint. Ses rencontres avec Xi et Modi au début du sommet de Paris étaient, selon Ben Rhodes, alors conseiller adjoint à la sécurité nationale de la Maison Blanche, destinées à "envoyer un message fort au monde sur leur ferme engagement en faveur du changement climatique". De nombreux analystes estiment que le sommet de 2015 n'aurait jamais réussi sans la direction combinée d'Obama, de Xi et de Modi.

Inutile de dire que ce partenariat naissant a été bouleversé lorsque Donald Trump est entré à la Maison Blanche et a mis fin à l'adhésion des États-Unis à cet accord. Malheureusement, dans les années qui ont suivi, la coopération de Washington avec Pékin et New Delhi sur le changement climatique a en grande partie cessé, tandis que les différends américains avec la Chine sur le commerce, Taïwan et la mer de Chine méridionale n'ont fait que s'aggraver. Aujourd'hui, les dirigeants des deux plus grandes économies du monde parlent à peine et leurs forces armées semblent prêtes pour un affrontement violent à presque tout moment. Ils restent également en désaccord sur l'Ukraine, Washington exigeant que Pékin rompe ses liens économiques avec la Russie et les Chinois insistant sur la légitimité de leur alliance «à toute épreuve» avec Moscou.

Encore une fois, malheureusement, de tels antagonismes sont plus susceptibles de prouver la norme dans les relations américano-chinoises que cette brève explosion de coopération en 2014-2015. Et tandis que l'Inde s'est rapprochée des États-Unis ces dernières années – en grande partie pour équilibrer la puissance économique et militaire croissante de la Chine – ses dirigeants répugnent à devenir trop dépendants de toute puissance étrangère, aussi proches soient-ils en termes politiques. Le pronostic est donc pour la poursuite de relations fragiles et souvent tendues entre les pays du G-3.

Néanmoins, ces trois nations n'auront guère d'autre choix que de traiter les unes avec les autres d'une manière ou d'une autre face aux grands problèmes mondiaux auxquels elles sont toutes confrontées. Le changement climatique est certainement l'un des plus pressants : si les émissions mondiales de carbone continuent d'augmenter conformément aux projections actuelles de l'AIE, les températures mondiales pourraient grimper à bien plus de 2,0 degrés Celsius (3,6 degrés Fahrenheit) au-dessus de l'ère préindustrielle, le plafond cible fixé par l'Accord de Paris sur le climat. Cela, à son tour, assurera une nouvelle réalité calamiteuse pour les trois pays (ainsi que pour le reste du monde), y compris des inondations côtières extrêmes, une désertification généralisée et une profonde pénurie d'eau. Aucun d'entre eux ne peut éviter seul un tel résultat.

Il en va de même pour tout autre défi mondial majeur, y compris les futures crises économiques graves, les flambées pandémiques, les conflits régionaux majeurs et la poursuite de la prolifération des armes nucléaires. Aussi mal à l'aise que puissent être les dirigeants de la Chine, de l'Inde et des États-Unis lorsqu'il s'agit de collaborer avec leurs homologues, ils n'auront guère le choix s'ils veulent échapper à un avenir de plus en plus calamiteux. Qu'on le veuille ou non, ils devront adopter une certaine forme de collaboration avec le G-3, aussi méconnue soit-elle au départ. Avec le temps, au fur et à mesure qu'ils reconnaîtront leur interdépendance mutuelle, ils pourraient même se retrouver à collaborer de manière plus formelle et amicale - au profit de tous les habitants de la planète Terre.



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"Pour une union parlementaire européenne fondée sur le principe du mieux-disant social, environnemental et fiscal" par Thomas Piketty


Tribune publiée dans Le Monde daté du 11-12 juin 2023

Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) à l'École d’économie de Paris. L’économiste plaide, dans sa chronique, pour la création d’une assemblée européenne regroupant des députés volontaires de chaque pays et ayant un pouvoir budgétaire.

Face aux nouveaux défis sociaux, climatiques et géopolitiques, l’Europe n’a d’autre choix que de se réinventer si elle souhaite jouer un rôle utile pour ses habitants comme pour la planète. C’est dans cet esprit qu’une nouvelle organisation, créée en 2022, s’est réunie, le 1er juin, en Moldavie : la Communauté Politique Européenne (CPE). L’initiative mérite d’être saluée.

En regroupant 47 pays – du Royaume-Uni à l’Ukraine, de la Norvège à la Suisse ou à la Serbie –, la CPE rappelle que les contours de l’Union européenne (UE) à 27 pays ne sont pas figés éternellement. Les discussions et les coopérations de plus en plus avancées doivent s’étendre à tout le continent et au-delà, ne serait-ce que pour affirmer et défendre un socle minimal de règles et de principes politiques communs, ce qui n’est pas rien. Pour autant, il est bien évident que la CPE comprend un spectre de pays si large qu’elle aura encore plus de mal que l’UE à prendre des décisions et à rassembler les ressources permettant d’aller de l’avant et de peser sur les évolutions du monde.

C’est pourquoi il est indispensable de compléter cette architecture à plusieurs cercles par un noyau dur constitué d’un petit nombre de pays réellement prêts à aller plus loin dans l’union politique. Pour fixer les idées, ce noyau dur pourrait prendre un nom : l’Union parlementaire européenne (UPE). L’UPE pourrait s’appuyer sur l’Assemblée parlementaire franco-allemande instituée en 2019 à l’occasion du renouvellement du traité bilatéral liant les deux pays, mais en l’ouvrant à tous les pays qui le souhaitent et en lui confiant de réels pouvoirs ; alors que cette assemblée joue pour l’instant un rôle purement consultatif, ce que l’on peut aussi considérer comme l’amorce d’une période de rodage.

Idéalement, l’UPE devrait, dès sa création, comprendre au minimum la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qui, à eux quatre, rassemblent plus de 70 % de la population et du produit intérieur brut de la zone euro. Si cette solution n’aboutit pas, l’UPE pourrait aussi débuter à deux ou trois pays. A terme, l’objectif est, naturellement, de convaincre les 27 pays de l’UE – voire les 47 membres de la CPE et au-delà – de rejoindre ce noyau dur. Mais cela pourrait prendre de nombreuses années, indispensables pour que l’UPE fasse ses preuves et démontre aux yeux de l’Europe et du monde qu’il est possible, au XXIe siècle, de concevoir une nouvelle forme d’union sociale et fédérale, transnationale et démocratique.

Répondre aux défis à venir

Quels seraient les pouvoirs et les objectifs de l’UPE ? De façon générale, l’idée est de s’appuyer sur le principe du mieux-disant social, environnemental et fiscal. Autrement dit, l’UPE doit permettre à ses membres d’aller plus loin sur le terrain du progrès social et environnemental et de la justice fiscale, si une majorité se dégage en ce sens, sans empêcher pour autant ses membres d’avancer dans cette direction avec leurs propres moyens. L’UPE doit approfondir ce qui a été le grand succès historique de l’Europe depuis l’après-guerre : la consolidation de la démocratie parlementaire et la construction de l’Etat social.

Concrètement, l’UPE aurait le pouvoir d’adopter un budget d’investissement dans l’avenir, en insistant notamment sur les infrastructures énergétiques et de transport, la rénovation thermique des bâtiments et un plan d’investissement massif dans la santé, la formation et la recherche. Ce budget serait voté par une Assemblée européenne (AE) composée de parlementaires issus des différents pays membres de l’UPE, en proportion des populations et des groupes politiques présents dans les différents Parlements nationaux.

L’AE aurait également le pouvoir d’emprunter en commun pour financer un tel budget. Il faudrait naturellement fixer des limites à un tel pouvoir, qui devront être précisées dans le traité intergouvernemental instituant l’UPE, ainsi que ses conditions de révision. Mais il est essentiel, pour faire face aux multiples crises et défis qui s’annoncent, de pouvoir prendre des décisions de façon plus souple et plus réactive que ne le permettent les règles de l’unanimité de l’UE à 27.

En 2020, il a fallu des mois pour convaincre les Vingt-Sept de lancer pour la première fois un emprunt commun. Seuls l’urgence exceptionnelle provoquée par la crise du Covid-19 et le confinement prolongé de centaines de millions d’Européens ont permis de débloquer la situation. Cela n’est pas un mode de fonctionnement serein et efficace, et, surtout, il ne permettra pas de répondre aux défis à venir.
Tout, ou presque, reste à inventer

Dans la lignée du Manifeste pour la démocratisation de l’Europe lancé en 2018, qui avait recueilli plus de 100 000 signatures, l’UPE pourrait également adopter des impôts communs sur les profits des multinationales, les plus hauts revenus et patrimoines, et les plus fortes émissions carbone.

Plus généralement, le contexte des dernières années permet d’aller plus loin encore et de remplacer le défunt « consensus de Maastricht » par une nouvelle vision sociale et démocratique du projet européen, dans la lignée des mobilisations ouvrières des deux derniers siècles. Par exemple, on pourrait imaginer que les pays membres confient à l’UPE le soin de fixer des règles minimales concernant la représentation des salariés dans la gouvernance des entreprises ou le système de financement des médias et des campagnes électorales.

Prétendre qu’une telle voie est bien balisée serait absurde : tout, ou presque, reste à inventer. Il faut toutefois insister sur deux points. D’abord, l’option consistant à imaginer une refonte rapide des traités européens à 27 relève du vœu pieux. Ensuite, rien dans les règles actuelles n’empêche un noyau dur de pays européens d’aller de l’avant. Raison de plus pour s’y atteler dès maintenant.

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Commentaires

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le 08.03.2023 à 16:23:52
un document important à connaître : les travaux de la conférence citoyenne sur le futur de l'Europe :
https://www.sauvonsleurope.eu/la-conference-sur-le-futur-de-leurope-premiere-experience-de-democratie-participative-paneuropeenne-pour-450-millions-de-citoyens/