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"Face aux défaitismes, promouvoir une humanité plus humaine" par Patrick Viveret



Nous sommes aujourd’hui en présence d’un véritable défaitisme par rapport aux deux dangers majeurs que court l’humanité, le danger écologique de se retrouver avec une terre de plus en plus inhabitable et le danger éthique, politique, spirituel d’une humanité qui se détruit elle-même par sa propre violence.
C’est la conjonction de ces deux risques que nous avions nommé, lors du 70e anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme, la question du double dérèglement climatique, le dérèglement physique du réchauffement et le dérèglement émotionnel de la glaciation avec la montée des haines et des guerres.

Aujourd’hui ce défaitisme peut prendre plusieurs aspects.
Au delà des sentiments d’anxiété et d’impuissance, sa forme dominante que l’on retrouve en particulier dans les courants conservateurs est un défaitisme réactionnaire. Puisque l’avenir est bouché, cap sur le passé ! Un défaitisme associé à la fascination pour les logiques autoritaires assez comparable, d’ailleurs, sur bien des points, à ce que l’on avait vu, lors des années 1933 à 1939 face à la montée des régimes fascistes.
Plus minoritaire il existe aussi un second défaitisme que l’on retrouve dans une partie de courants de gauche radicaux, un défaitisme révolutionnaire qui part de l’hypothèse que du pire (par exemple l’emballement du dérèglement climatique et/ou l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite ) pourra naître le meilleur du changement radical.

Comment l’écologie se situe-t-elle par rapport à ces deux défaitismes ?

Elle apparaît à la fois sur la modalité révolutionnaire et réactionnaire. La première considère que la violence est une forme de réponse révolutionnaire à l’impasse écologique. Mais l’écologie est aussi instrumentée par un défaitisme réactionnaire (que l’on ne trouve pas dans l’écologie politique transformatrice mais qui est très présente par exemple dans l’écologie de droite ou dans l’écofascisme) qui accorde à la Terre, à la Nature ou au Vivant (avec des majuscules), une projection comparable à celle du Dieu vengeur que les traditions fondamentalistes religieuses, développent par exemple face à l’homosexualité ou l’avortement jugées contraires à la Nature et à la Vie.

La tâche essentielle du moment est donc d’opposer à ce défaitisme qui traverse tous les courants politiques et idéologiques (donc y compris spirituels et religieux) une vision Transformatrice positive de l’avenir qui inclut la lucidité sur le pire de l’inhumanité mais montre pour l’humanité la possibilité de mobiliser ses forces de vie pour une Traversée (1) vers une humanité plus intelligente et plus solidaire.
C’est un enjeu qui articule non seulement le local et le global mais aussi l’intime au planétaire. Il consiste à chercher à construire dans tous les domaines ce que pourrait être « un point de vue de l’humanité » à partir de ce qui nous est commun et qu’évoque le second manifeste convivialiste : commune naturalité, commune humanité, commune socialité. Si l’on prend cette approche on voit bien , par exemple dans les conflits en cours, les conséquences de l’absence de ce point de vue.

Prenons quelques exemples :
Les guerres en cours qu’il s’agisse des guerres entre nations telles celles qui déchirent Israéliens et palestiniens, ukrainiens et russes mais aussi des guerres civiles comme celles que l’on voit au Soudan sont, du point de vue de l’humanité, des défaites.
L’Europe a payé le prix lourd pour apprendre que ses guerres intestines, au delà du vainqueur d’un moment (espagnol, portugais, français, néerlandais, anglais, allemand, russe etc...) ont été pour elle-même des défaites. Et elle n’a pu commencer à renaître (au moins provisoirement) qu’en tournant le dos à la guerre et en s’engageant sur la voie de la réconciliation et du pluralisme assumé comme condition du vivre ensemble. Si l’on adopte le point de vue d’une humanité menacée, par sa guerre au Vivant et à elle même de rendre sa planète inhabitable, on voit bien que l’organisation du « peuple de la terre » sur sa planète ne peut être stable sur la base de victoires de tel ou tel acteur, que ces victoires soient militaires ou idéologiques. Un empire mondial dominé par la Chine ou les États Unis , les deux puissances éventuellement candidates à ce rôle, générera forcément des guerres générées par l’oppression du vainqueur momentané. Seule une approche combinant, comme le propose le poète et philosophe antillais Edouard Glisssant, identités racines, identités-relations et commun à co-construire est de nature à imaginer ce que pourrait être une « république terrienne » s’inspirant des principes que nous avions proposé de nommer, lors d’un forum social mondial virtuel, "un archipel citoyen planétaire ».

On peut dire la même chose des conflits post-coloniaux, raciaux, religieux, de genre, de civilisation etc. Toute victoire de l’un des protagonistes sur les autres constitue une défaite de l’humanité : imaginons celle de l’Islam, du Judaïsme, de l’Hindouisme, du Chamanisme, du Christianisme, de l’Athéisme -et on pourrait allonger la liste ...- sur les autres visions, religieuses, spirituelles, idéologiques présentes dans l’humanité. Elle se solderait immédiatement par la révolte des vaincus provisoires. Le cycle infernal des bourreaux et des victimes interchangeant leur rôle dès qu’ils deviennent dominants se mettrait en place et ce serait vrai de tout suprématisme qu’il soit racial, sexuel, religieux, politique, économique etc ... même si sa revendication se fonde sur le fait d’avoir été antérieurement maltraité.

Levons cependant deux malentendus par rapport à cette approche.

Le premier serait de croire que ce point de vue de l’humanité reviendrait à nier celui d’autres sujets historiques tels les peuples, les nations, les états, les religions, les entreprises etc. Il n’en n’est rien. Tous ces points de vue sont nécessaires mais ils ne peuvent vivre dans la non-violence, y compris conflictuelle, que s’ils acceptent de ne pas absolutiser leur approche jusqu’à devenir totalitaire. Et le principe de commune humanité que l’on retrouve dans le convivialisme n’abolit pas lui-même les autres points de vue tel celui de commune naturalité ou de commune socialité, voire de « légitime individuation ». Il ne les abolit pas et les appelle même à entrer en dialogue avec les autres points de vue afin de co-construire ce commun qui ne doit être sous l’hégémonie d’aucun des acteurs selon Edouard Glisssant.

Le second malentendu pourrait venir du fait que la gravité du diagnostic sur la possibilité d’une humanité qui se défait et régresse vers l’inhumanité pourrait être source de désespérance et dès lors d’impuissance. C’est le contraire que propose cette approche. Si nous raisonnons par exemple en termes de métamorphose plus que de transition, la traversée du chaos est intégrée mais dans un sens créateur face à un chaos destructeur tout comme la compréhension des rétractations propres au "temps des chenilles ». Ainsi nous n’avons pas besoin que les choses aillent bien (ou mieux que nous le pensons) pour travailler à la perpective d’une humanité plus humaine. Même au coeur du tragique grandir en humanité reste non seulement possible mais nécessaire.


(1) le livre-chantier sur une approche en termes de métamorphose que nous avons écrit avec Julie Chabaud porte justement ce titre.

Patrick Viveret
5 déc 2023