Pirogue "Refaire Société"

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"De la décivilisation de notre société à une recivilisation ?"

par Jean-Claude Devèze


Version du 10 avril 2014

Jean-Claude Devèze est ingénieur agronome, militant associatif auprès du Pacte Civique et auprès de l'Observatoire citoyen de la qualité démocratique, auteur de plusieurs ouvrages dont "Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique" (2020), "12 enjeux pour un devenir commun" (2022) et "Coconstruire un devenir commun" (2024)



J’ai été interpellé le 2 avril par les propos de Jean Viard au Printemps de l’économie constatant la décivilisation de notre société (il a pris l’exemple que 60% des enfants naissaient en France hors mariage) et ceux de la recivilisation qui pourrait prendre en compte la révolution numérique.

J’ai donc décidé d’aborder ce vaste sujet en proposant un plan de ce que pourrait être une réflexion opérationnelle donnant des pistes pour agir en vue de coconstuire notre future société civilisée (voir mon livre "Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique" (Chronique sociale, 2020). Ce thème de l’avenir des civilisations a été abordé par divers auteurs comme Jared Diamond qui traite dans L’effondrement de la disparition ou de la survie des sociétés humaines, Samuel Huntington qui privilégie Le choc des civilisations par rapport aux affrontements idéologiques, Jean-François Colosimo qui dans "Occident, ennemi mondial N®1" montre la montée d’un antioccidentalisme alimenté par d’anciens empires qui veulent prendre leur revanche.

Facteurs de décivilisation

Facteurs principaux conduisant à une décivilisation de notre société :
  • Perte de repères structurants pour les enfants et les jeunes, d’où incivilité, impolitesse, manque de respect des adultes et des anciens, dépréciation du féminin chez trop de jeunes, etc., ce qui conduit à des difficultés de reconnaissance de l’autorité de trop de parents, maîtres d’école, détenteurs d’une charge publique, etc. ;
  • Désaffection pour un large savoir ouvert à la fois sur le passé, le présent et l’avenir, en lien avec la perte du prestige de l’activité intellectuelle basée sur une large culture et la perte de référence à nos racines spirituelles et morales ;
  • Fractures sociales, montée des inégalités, ghettoïsation de quartiers, exploitation des travailleurs en première ligne, etc. ;
  • Société de consommation aux multiples objets de désir et aux loisirs artificiels ;
  • Séparatismes scolaires, médiatiques, islamistes, en matière de logement, etc., d’où des impressions de vivre dans des mondes différents et des tensions allant jusqu’aux violences ;
  • Migrants mal intégrés et enfants français de migrants rejetant la République et ses institutions, d’où un terreau pour des problèmes de délinquance, de trafic de drogue, des émeutes urbaines, de stigmatisation, de racisme, etc. ;
  • Difficultés de trop de services publics comme l’école, l’hôpital, la justice ;
  • Perte d’humanité dans trop relations avec les usagers et dans trop d’emplois, aggravé par l’inflation réglementaire et le règne du numérique désincarné ;
  • Problème du sens du travail et de l’effort, mais aussi problème avec la responsabilité personnelle et collective et avec le sens de l’honneur ;
  • Crise de la conjugalité et de la parentalité, avec augmentation des divorces, des enfants nés hors mariage, des foyers monoparentaux souvent féminins, baisse du nombre d’enfants, etc. ;
  • Délitement de notre démocratie et de nos partis politiques, aggravé par la montée d’une propension à la haine et à la fureur et à une perte de l’éthique de a délibération.

Ceci se traduit sur le plan personnel par plus d’individualisme, de solitudes d’adultes et de personnes âgées, de problèmes psychiques, etc., et sur le plan collectif par plus de relativisme, de nihilisme, d’ « à quoi bonisme ».
C’est le socle de notre civilisation française qui se fracture de plus en plus avec nos problèmes de civilité, de citoyenneté, de difficulté à discerner entre le bien et le mal, de vérités alternatives, de rapports paradoxaux avec ce qui nous entoure et avec la nature, de déviance de notre sens critique faute de rigueur, de multiplication de nos indignations sans implication durable pour remédier à ce à quoi nous voulons résister, de replis sur nos petits intérêts et avantages. Ceci entrave la résolution de nos problèmes économiques, financiers de déficit commercial et budgétaire, sociaux de délitement des liens dans notre société, environnementaux, nuit aussi à la mobilisation des compétences, affaiblit enfin notre capacité à nous défendre tout en nous ouvrant sur notre monde et sa riche diversité. Plus globalement, nous semblons manquer d’une vision de notre avenir, d’une boussole pour cheminer ensemble en dépassant nos diversités et en gérant nos contradictions, d’un projet pour mobiliser notre pouvoir d’agir ensemble, de méthodes pour s’écouter, discerner et proposer…

Pistes pour se reciviliser


La société heureusement reste très vivante et réagit de multiples manières dont certaines sont créatives et porteuses d’avenir.

Initiatives

Citons quelques domaines plus ou moins riches en initiatives :

  • En matière de démocratie locale, des communes et collectivités locales cherchent à coconstruire des solutions avec leurs citoyens : conseils participatifs, journées citoyennes, dossiers traités avec des citoyens tirés au sort, investissement décidés après consultation, etc. ; en parallèle, des associations travaillent à l’ancrage citoyen du développement local ;
  • Sur le plan politiques, le bilan reste maigre : s’il y a eu l’expérimentation prometteuse des conventions citoyennes, il faut noter les échecs du grand débat et de la Commission nationale de la refondation et la déliquescence des partis politiques qui sont incapables de préciser leur identité, d’élaborer avec leurs adhérents des programmes, de promouvoir l’éducation politique, de faire émerger parmi les militants des personnalités crédibles, etc.;
  • En matière d’environnement, il existe de multiples initiatives, mais elles ont du mal à coopérer et à converger
  • Dans le domaine humanitaire et social, le tissu associatif reste solide, mais il est de plus en plus débordé par l’ampleur de la tâche et les travailleurs sociaux sont débordés ;
  • Sur le plan culturel, la créativité reste grande, mais ceci donne plus l’impression de beaucoup d’initiatives dispersées qui ne génèrent pas un renouveau culturel fédérateur ;
  • En matière de valorisation des femmes et de promotion de rapports équilibrés entre hommes et femmes, des progrès encore trop lents sont accomplis ;
  • Sur le plan éducatif, il existe quelques initiatives fédératrices comme le Cités éducatives ou le Service civique, mais trop de régression d’organismes comme ceux travaillant à l’éducation populaire.

Sept pistes pour reciviliser

Parmi les pistes prioritaires pour reciviliser notre société, nous proposons d’approfondir les sept suivantes (voir pour plus de détail le chapitre 4 de mon dernier livre Coconstuire un devenir commun publié par Chronique sociale en mars 2024) :

  • Promouvoir une société éducative en cohérence avec des renouveaux humanistes, convivialistes et civiques ;
  • Mobiliser notre intelligence collective et coopérative ;
  • Maîtriser une information interactive et utiliser de façon constructive et exigeante la révolution numérique ;
  • Rechercher une vision partagée reposant sur une quête rigoureuse de la vérité ;
  • Elaborer un projet politique commun allant du local au global ;
  • Veiller à la séparation du politique et du religieux et lutter contre toute atteinte à la laïcité ;
  • Inventer une gouvernance et un fonctionnement démocratique à la hauteur des ambitions.

Sept approches prioritaires

Parmi les approches prioritaires pour y parvenir, nous proposons les sept suivantes :

  • Promouvoir notre capacité de dialogue avec soi, avec les autres, avec la nature ;
  • Renforcer la cohérence entre ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on fait en veillant à clarifier le sens de nos cheminements sur terre ;
  • Accepter de se confronter à ce qui nous dérange et être capable de se remettre en cause :
  • Délibérer en respectant l’éthique du débat ;
  • Veiller aux interactions constructives entre transformations personnelles et transformations sociales ;
  • Approfondir ce qui relève de la recherche du bien commun et de la cogestion des communs ;
  • Mettre en débat ce que pourrait être un futur monde civilisé, habitable et humain.

Trois questions primordiales


Ce qui précède est proposé comme réflexion pour enrichir nos débats sur refaire la société française, poursuivre l’aventure européenne et veiller à l’avenir du Monde.
Parmi les questions primordiales qu’il faudrait approfondir, je privilégie les trois suivantes :
  • peut-on réenchanter la société française sans un renouveau de notre socle culturel et de notre inspiration spirituelle ? ;
  • peut-on coconstuire un devenir commun européen sans un renouveau culturel et démocratique ? ;
  • peut-on coconstuire une mondialité humaniste et civique sans renouveau humaniste et civique nourri par un dialogue intercivilisationnel ?

JC Devèze
10 avril 2024

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