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"Sans transition" de Jean-Baptiste Fressoz

Rédacteur de la note de lecture Thierry Salomon (énergéticien, co-fondateur et vice-président de négaWatt)
Résumé Dans son livre, l'historien des énergies Jean-Baptiste Fressoz prend position sur l'évolution actuelle et future de la transition énergétique : pour lui ce concept est une illusion ...
Or la lecture de cet ouvrage montre la légereté de son argumentaire concernant les 25 dernières années.
Analyse critique :
Commentaires et citations La thèse de Jean-Baptiste Fressoz peut se résume ainsi : dans toute l'histoire des énergies celles-ci ont toujours été cumulatives, jamais en substitution l'une remplaçant l'autre. Ainsi le charbon n'a pas remplacé le bois, le pétrole n'a pas remplacé le charbon; etc ... : les consommations se sont toujours additionnées.

Cette analyse est tout fait exacte ... mais jusqu'à la fin du 20ème siècle.

Dans ce livre, on penserait en tant qu'historien Jean-Baptiste Fressoz s'attacherait à décrire et analyser en détail l'histoire énergétique récente, celle des 25 dernières années afin d'en tirer des conclusions et des tendances.

Or son livre est d'une étonnante légèreté sur cette période : il faut attendre le 12ème et dernier chapitre, après 314 pages sur l'histoire de l'énergie du millénaire passé pour avoir enfin ... quelques petites pages minimalistes sur 2005 à 2024 avant son chapitre de conclusion.
Rien sur les travaux et résultats récents sur la sobriété et l'efficacité, rien de sérieux et factuel sur l'essor mondial des renouvelables, rien sur la fantastique baisse des coûts du photovoltaïque et de l'éolien, rien sur la diminution formidable des besoins de chauffage sur les bâtiments à très basse consommmation et passifs. Rien sur l'essor des matériaux biosourcés qui sont pourtant une vraie rupture avec les fossiles, rien sur les aspects sociétaux déjà observables de la transition énergétique en cours tels, dans de nombreux pays, la baisse de la consommation de viande ou l'essor d'une mobilité plus "douce".

Bien sûr, les termes de « transition » comme « durable » ou « sobriété » sont récupérés par les renards du marketing toujours à l’affut d’un bon coup sémantique. Faut-il pour autant balancer la transition avec l’eau du bain ? Non, évidement, car la transition énergétique est réellement à l’œuvre depuis près de deux décennies.

Dans toute l’Union Européenne, entre 2007 et 2023 la consommation électrique a baissé de 9 % tandis que la production par les renouvelables électriques a grimpé de 33 %. Et les émissions de CO2 de ce secteur ont été réduites de ... 46 % en 16 ans, les baisses de la consommation et des renouvelables se substituant aux fossiles. Additives les énergies, vraiment ?
Idem en France : l’empreinte carbone qui était de 11,5 tonnes par habitant en 2005 est maintenant à 9.2 tonnes en 2022 (source SDES): une baisse de 20 % alors que le PIB a augmenté de 17 % en euros constants sur la même période : le découplage entre émission et production s’amorce !

Seconde critique, qui porte comme la première sur une étonnante omission : alors qu'il centre tout son livre sur la "transition" Jean-Baptiste Fressoz ne dit pas un mot sur le processus de transition lui-même.
Il est pourtant essentiel d'analyser la façon dont se généralise et se diffuse certaines innovations ou modifications des modes de vie qui sont justement au cœur du processus de transition.
Celui-ci a été remarquablement décrit par des sociologues comme Frank W. Geels et Johan Schot (Eindhoven University of Technology) qui dès 2005 qui montrèrent comment des niches d'innovation ouvrent une perspective de déverrouillage des systèmes de production classiques, ce qui permet un mécanisme de diffusion progressive d'innovations radicales puis leur incorporation et leur "massification normalisée" au sein d'un système régit par des lois, des normes et des conventions.
Très concrètement, c'est ainsi que la construction en paille, l'auto-partage ou une alimentation moins carnée se développent et se diffusent à partir de "niches" et de précurseurs (les "nicheurs") jusqu'à leur banalisation sur une très large échelle : le travail de pionniers se modifie et s'amplifie jusqu'à devenir une norme sociétale ou technologique.
Ainsi les très marginales premières installations photovoltaÏques raccordées en France au réseau dans les années 2000 ont fait germer un processus de transition qui se poursuit et a pu s'amplifier à des échelles très importantes : la puissance installée par ce type d'installation est aujourd'hui deux cent mille fois plus grande qu'à l'origine (de l'ordre de 100 kWc initiaux à 20 GWc fin 2023 !). Et celle envisagée au terme du processus de transition envisagée dans un scénario comme celui de négaWatt sera plus d'un million (!) de fois plus grande que la puissance installée par ses précurseurs (140 GWc de PV du scénario nW en 2050).
C'est cela une transition réussie : pas le grand soir mais une vraie rupture radicale, tranquille et intelligente.
Là-aussi dans "Sans transition", pratiquement aucune information sur la réussite de cette transition.

Autre critique : la volonté manifeste de soutenir une thèse ("la transition est une illusion") dont on sait bien qu'elle va interpeller car on ne retiendra que les phrases choc dans les réseaux sociaux et quelques brefs résumés dont on peut, à leur contenu, se demander si leurs rédacteurs ont bien lu le livre.
Le gros bandeau rouge "La transition n'aura pas lieu" en est un écarlate exemple. Et il est peu léger d'incriminer le service marketing du Seuil : quand on est un auteur qui a le souci de ne pas voir son livre dénaturé, on agit auprès de son éditeur pour éviter qu'il soit ainsi présenté sur la page de couverture.
Autre exemple : "La transition est l'idéologie du capital du 21e siècle." (p. 333). Bigre !, on aimerait bien comprendre pourquoi mais il s'en suit une décevante explication en quelques lignes où l'auteur confond manifestement "transition" avec "croissance verte" et "techno-solutionisme".

Dernière critique : pas une seule occurrence du mot "négawatt" ou "Ademe" ou "RTE" . Le très important et essentiel travail d'analyse et de prospective énergétique réalisé par toutes ces équipes est pourtant intégralement publié (1700 pages, résultat de 2 ans de travail d'une centaine d'experts !). Or pas un mot ne figure ni dans les 410 pages du livre de Jean-Baptiste Fressoz ni même dans ses 772 (!) notes de références.

Bien entendu, on me rétorquera les échecs, les atermoiements et les reculades actuelles.
A raison, on mettra en avant les contradictions schizophréniques d’un système qui avec des trémolos pathétiques affirme son profond attachement écologique tout en ayant les yeux rivés sur les résultats financiers.
Mais partout où la volonté ne fait pas défaut, les résultats sont là et confirment la pertinence du trio « sobriété + efficacité + renouvelables », ces trois chevau-légers de la transition.

Il est donc erroné d’affirmer que « la transition énergétique n’aura pas lieu » : elle est déjà là. Mais, bien sûr, elle n’est pas assez rapide, à un niveau pas assez haut, pas assez forte.

Alors, en cette année olympique, plutôt que de la dénigrer, portons-la tous ensemble citius, altius, fortius !