"Vers la bio-socio-coopération" par Thierry Salomon


Juin 2023 - version 220623b

Rompre avec l’illusion mortifère d’une économie "hautement compétitive et concurrentielle" »


Le credo compétitif et concurrentiel tend de facto à supplanter par l’économie de marché toute optimisation des ressources, fait fi des impératifs écologiques et in fine conforte les inégalités sociales.
Emprisonné dans ces illusions économiques d'un autre âge sur la pertinence de “la main invisible du marché” et de la “destruction créatrice de la valeur”, ce credo compétitif a conduit à de désastreuses conséquences tels, par exemple, les variations erratiques du marché de l’énergie et l’obsolescence accélérée des biens de consommation.
La compétition permanente se révèle donc dramatiquement inadaptée aux risques et aux enjeux de ce siècle : non, le marché ne doit pas être “libre” de dépasser les limites physiques de la biosphère et des ressources. Et non, la concurrence ne doit pas être “libre” de piétiner les droits humains les plus élémentaires.
A l'opposé une économie entièrement administrée et collectiviste a conduit à des catastrophes économiques et environnementales bridant les facultés d'entreprise, d'innovation et de création. Or ces qualités propres à l’espèce humaine sont essentielles pour faire face à la complexité des enjeux des prochaines décennies.

Pour un renversement des valeurs et des arbitrages vers la bio-socio-coopération

Il faut substituer aux croyances des vertus tant de l'hyoer-compétition que de l'hyper-administration étatique une nouvelle approche remettant l'économie non à la première place mais à celle qu'elle n'aurait dû jamais quitter : celle d'un mode de gestion se voulant optimal des activités productrices au service, sans exclusives ni disparités, de toute la communauté humaine (le “socio”, tant social que sociétal) et dans l'absolu respect des limites et des cycles de la biosphère (le “bio”, tant biophysique que biologique).

Dès lors, quel devrait être l’ordre des priorités dans les choix et arbitrages ? Comment atteindre une vie décente pour les 8 milliards d’humains si nous continuons à nous affranchir des limites de l’atmosphère, du vivant, des cycles naturels et de la reconstitution des ressources ?

On ne négocie pas avec ces limites et ces grands équilibres : le dérèglment climatique nous le montre à nos dépens...
Tant l’économique que le social doivent impérativement s'inscrire dans les grands équilibres biophysiques.

Ensuite, dans le respect absolu des limites du “bio”, le social doit prendre le pas sur l’économie : la seule finalité qui compte est d’assurer une vie décente et heureuse à tous les humains, sans exception et dans le respect du vivant et de la planète dont nous sommes les très éphémères locataires.

Il faut donc renverser la hiérarchie des décisions et des arbitrages. Au règne de l’économie avec un zeste de « social » et plus récemment de « bio » doit s’imposer, dans cet ordre, une "bio-socio-coopération" qui devrait être la pierre angulaire de tous nos arbitrages sur les productions et les échanges, se substituant à la religion du libre-échangisme et d'une "croissance sans conscience" ni limites.

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« L’économie du Donuts » de Kate Raworth (2) exprime également clairement ce changement de paradigme.


Quelques principes structurants vers la bio-socio-coopération


Bien entendu, un changement aussi radical ne peut être que progressif, mais son avènement implique des principes structurants.

Parmi ceux-ci :

  • la consommation d’une part équitable des ressources mondiale,
  • la régulation économique par la prise en compte des externalités socio-écologiques,
  • la coopération en synergie des entreprises,
  • le placement des réseaux sous un régime de biens communs,
  • la réduction des écarts de rémunérations.

Ne consommer qu’une part équitable des ressources mondiale
L’UE27, avec ses 447 millions d’habitants, ne représente que 5,7 % de la population mondiale (2020)
Or le PIB total des économies des Etats membres a été de 15810 milliards d'euros en 2022 soit 18 % du PIB mondial (87752 milliards de $). Sa production de “richesses” au sens du PIB est donc plus de trois fois plus élevée que la moyenne mondiale.
Cette disparité induit une surexploitation non soutenables des ressources, facteur de tensions et de guerres.
Il est indispensable de mettre en oeuvre un principe d'équité visant à une politique de limitation équitable des ressources planétaires non ou peu renouvelables.
Ce principe d’équité devrait être fondé non sur le PIB, mais sur le critère de partage le plus égalitaire entre terriens : le % de population.
Par exemple, les 27 pays de l'UE représantant 6 % de la population mondiale, il conviendrait d'auto-limiter leurs consommation de ressourczes non-renouvelables à 6 % de ces ressources.
Concernant le lithium, par exemple, dont on sait que les ressources mondiales de lithium sont limitées, l’UE27 ne devrait concevoir le basculement de la mobilité vers des véhicules électriques que dans le cadre d’une limitation de la consommation de lithium pour les batteries à hauteur de 6 % des ressources mondiales existantes et identifiées (3).

Réguler les coûts et arbitrages économiques par les externalités socio-écologiques
La "libre" concurrence entre entreprises accroît à l'évidence le moins-disant social et environnemental.
Il est impératif d'internaliser les coûts externes qui aujourd'hui ne sont pas ou très peu pris en compte afin que le coût marchand des produits et des services reflète leur impact effectif tant sur l'environnement local et planétaire (pollution, effet de serre, eau, gaspillage des ressources) que sur le plan humain et social (inégalités, santé, conditions de travail).
Ces externalités doivent inclure les externalités négatives, mais aussi les externalités positives si l'activité réduit les impacts (comme le choix de matériaux biosourcés, le recyclage, l'agro-foresterie, etc).
Pour y parvenir, il faut dépasser le cadre national pour des normes techniques, comptables et fiscales communautaires qui doivent s'imposer dans les échanges, les appels d'offre et les décisions d'équipement et d'aménagements : la subsidiarité ne doit être possible que dans le respect de ces normes bio-socio-coopératives.
L’UE27 doit donc impulser une nouvelle comptabilité tenant compte de cette nouvelle hiérarchie bio > socio > coopération. La comptabilité des émissions de carbone est un premier pas, bien qu’encore trop parcellaire : ce n’est pas parce qu’une production est “bas carbone” qu’elle est par miracle parée de toutes les vertus !

Développer la coopération en synergie entre entreprises
En sus de générer un dangereux glissement vers le moins-disant social et environnemental, le credo quasi-religieux de la concurrence entre entreprises de l'UE27 accroît aussi son incapacité à faire face à des groupes mondialisés, comme les GAFAM américains mais aussi chinois : il n'y a ainsi quasiment aucun PC européens, pas de fabrication de microprocesseurs, ni même de tentative aboutie d’Amazon ou de Google européen.
Il s'ensuit une dépendance industrielle et numérique de plus en plus aiguë. Elle se superpose à la dépendance énergétique et minière et la rapide émergence de l’intelligence artificielle (IA) risque de la rendre irréversible.
Seule la coopération en synergie entre entreprises européennes permettra d'y faire face en se substituant en “l’économie sociale de marché ouverte hautement compétitive”.
Cette coopération ne doit évidemment pas se résumer à la constitution de cartels et monopoles. Elle doit essaimer à tous niveaux :
● dans les entreprises elles-mêmes en favorisant des modes de gouvernance innovants et d'associations coopératives,
● entre entreprises de grande taille et PME, notamment sous-traitantes, par des partenariats territoriaux équilibrés et durables.

Mettre les réseaux sous un régime des biens communs
Entre la production et la consommation, tous les biens et services transitent par un réseau. C'est le cas des réseaux d'eau, d'énergie, de transport, d'information numérique. Les réseaux sont donc, entre la production (l'offre) et la consommation (la demande), des points de transit de la majeure partie de nos activités économiques : lignes haute et moyenne tension pour l'électricité, réseaux de gaz, gares et voies ferrées, aéroport et lignes aériennes, centraux et fibres optiques, etc ...
Ces réseaux sont donc le maillon essentiel de toute régulation bio-socio-écologique : la perte de leur contrôle implique la perte de la capacité politique de régulation.
L'ensemble de ces réseaux ne doit donc absolument pas être privatisée aux seuls bénéfices de propriétaires-actionnaires privés. Par ailleurs la nationalisation, où l'Etat est actionnaire unique ou majoritaire, n'est pas non plus une solution satisfaisante : le risque est élevé d'une gestion opaque et oligarchique, bien trop éloignée des intérêts des citoyens à la fois usagers et contribuables.
ll faut mettre tous les réseaux sous un statut de “biens communs" placés sous la triple gouvernance de l'état, des territoires et des citoyens : ce sera l'assurance que leur exploitation soit optimisée de façon cohérente au niveau local et territorial mais surtout, parce que leur imbrication est de plus en plus forte, au niveau méta-national et européen.

Réduire éthiquement les écarts de rémunérations
Les actuels écarts hallucinants de rémunération entre “le bas et le très haut de l’échelle” sont incompatibles avec une politique de bio-socio-coopération : lorsqu’une “échelle des salaires” à plus d’une centaine de barreaux (4), l’échelle devient une falaise créant injustice, rancœur et démotivation.
A partir d’un “euro-SMIC”, plancher minimal permettant une vie décente, l’UE27 devrait plafonner les niveaux de rémunération à un niveau maximal de l’ordre de 20 fois ce plancher tout en incitant par ailleurs au développement des formes d'actionnariat coopératif(5).



(1) Article 3-3 du Traité sur l’Union Européenne : “L'Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.”
(2) Pour Kate Rayworth les sciences naturelles ont défini les limites extérieures, « le plafond », et la justice sociale permet de définir les limites intérieures, « le plancher ». Ces limites relèvent des droits humains, des besoins essentiels attachés à chaque personne pour assurer son épanouissement. Voir « La Théorie du Donut, l’économie de demain en 7 principes »
(3) Le scénario négaWatt 2020-2050, dans ses analyses sur les matériaux et produits semi-finis (scénario négaMat), est fondé, pour la France, sur un tel partage éthique à hauteur de sa population soit de l’ordre de 0.85 % de la population mondiale en 2050.
(4) 9 millions d’euros par an pour le PDG du groupe Carrefour, soit 430 SMIC brut … et 51 millions en 2022 pour Mike Manley, l’ancien DG (administrateur délégué) de Fiat Chrysler Automobiles (FCA) après la fusion des deux groupes, soit 2430 SMIC brut.
(5) Cet écart de 1 à 20 est par ailleurs celui qui est proposé par la confédération européenne des syndicats.