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"Une humanité dialoguant et interagissant pour coconstruire un monde civilisé, responsable et solidaire" par Jean-Claude Devèze


Note de travail pour l’Archipel des Confluences (9 mars 24)

Face au défi de faire de la diversité du monde une richesse, la priorité pour l’humanité est de dialoguer et d’interagir pour coconstuire un monde civilisé, responsable et solidaire.

Redonner du sens à un Monde sans cap et sans boussole

« Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. » Jean Jaurès

Dans ce document concernant l’avenir de l’Humanité et de notre Terre, nous n’approfondirons pas un diagnostic de la situation d’une France qui a de plus en plus de mal à se rassembler autour d’un projet commun et à être à la hauteur de sa vocation universaliste ; de même, nous ne reviendrons pas sur une Union européenne[1] qui peine à la fois à avancer autour d’un projet commun, à s’élargir en accueillant de nouveaux pays européens et à se mettre au service d’une mondialité constructive en tirant vers le haut l'humanité afin d’éviter son enlisement généralisé et un processus de décivilisation.

La montée des problèmes non ou mal résolus et des conflits dans le monde comme les prévisions préoccupantes sur la santé de la Terre et de ses habitants sont porteurs de graves questions sur le monde qui nous attend. Les échecs des ingérences occidentales en Irak et en Afghanistan nous ont montré que nos droits de l’homme et notre démocratie n’était pas exportables. Malheureusement, l’hyperconnection des individus n’a pas favorisée jusqu’à maintenant la naissance d’une vision partagée de l’avenir de l’humanité On se retrouve avec un monde déboussolé et sans cap, une mondialisation chaotique, un système international fragmenté, une communauté planétaire fracturée, une Terre surexploitée. Cet environnement inquiétant pour l’avenir de notre pays, de l’Europe et de la planète nous demande de réagir du local au global en alliant prises de conscience et convergences de nos efforts.

En ce début 2024, nous devons lutter à la fois contre la montée de la barbarie et des dérives politiques dans de plus en plus de pays. Si ces régressions ne peuvent toutes se ranger dans un camp géopolitique particulier, il faut s’interroger en priorité sur la gravité de celles liées à la montée des totalitarismes, des impérialismes agressifs et des détournements de religions au profit de pouvoirs autoritaires. Plus que jamais l’Humanité manque d’un cap et l’ONU se montre incapable d’être une boussole qui mobilise les énergies pour suivre ensemble un chemin commun.

Le soutien à la bataille de l’Ukraine face à l’agression dont elle a été victime en février 2022 se trouve très largement fragilisée par le nouveau théâtre d’affrontement au Proche et Moyen Orient ; la disproportion de la riposte israélienne à Gaza après les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas exacerbent les divisions dans de nombreux pays et donnent lieu à les multiples désinformations. Il faut regrette le manque de lucidité de trop d’opinions publiques qui, mal informées, ne sont pas prêts à défendre les droits fondamentaux des peuples à choisir leur destin comme l’inefficacité croissante de l’ONU. Heureusement, la Cours internationale de justice continue à faire son travail et certaines agences et organisations internationales essaient de rendre service à l’Humanité.

Pendant ce temps, d’autres questions essentielles passent aux seconds plans tels celui des risques écologiques (climat, biodiversité, eau, pollution …) ou celui du droit des femmes (par exemple oubli du mouvement des femmes iraniennes face au régime des mollahs iraniens et celui des femmes afghanes face aux talibans).

Face à une mondialisation marquée par l’individualisme de trop de personnes comme par le nationalisme populiste de trop de pays, il s’agit d’édifier une mondialité reposant sur des personnes et des communautés enracinées ouvertes sur l’altérité. Le défi est de faire de nos diversités, de nos cultures plurielles et de nos capacités multiples un atout pour affronter ensemble nos problèmes communs. Ceci nécessite de trouver des sources partagées de connaissances et de sens pour ne dériver ni vers des fanatismes religieux ou idéologique, ni vers des relativismes nihilistes, ni vers des replis identitaires, ni vers des idéalisme désincarnés, ni vers des culpabilités inutiles.

Faire de nos cultures plurielles et de nos capacités multiples une richesse

De nombreuses voies sont privilégiés pour réponde à certains défis comme les suivantes : une voie démocratique impliquant mieux les citoyens ; une voie réformiste combinant la prise en compte équilibrée des impératifs économiques, sociaux et écologiques ; une voie révolutionnaire s’attaquant à toutes les dominations et à tous les gaspillages ; une voie écologique privilégiant l’épanouissement de la vie sur Terre et la protection de la nature ; une voie alternative reposant sur un « système cosmopolite » qui valoriserait la diversité des territoires et de leurs occupants appelés à mener une vie autonome en rapport avec la nature.

Face aux problèmes de notre monde et à la montée des tensions, nous privilégions comme défi à affronter en priorité celui de faire de nos cultures plurielles et de nos capacités multiples une richesse en s’appuyant sur le dialogue et en favorisant les échanges constructifs.

L’histoire fourmille d’exemple de fécondations entre cultures et entre civilisations; par exemple, la culture grecque porteuse d’une vision éthique a irrigué les cultures latines, musulmanes, humanistes et la culture liée aux Lumières a promu un esprit critique dans tout l’occident et ailleurs. La science s’appuie sur les capacités croissantes des chercheurs du monde entier (par exemple mise au point rapide de vaccins contre le virus Covid 19) et favorise en parallèle les progrès techniques. Avec l’aide de l’éducation et de la diffusion des connaissances et informations, nous pouvons nous insérer dans une histoire commune et acquérir les capacités de comprendre le monde et d’y agir ; avec la mise en œuvre de notre créativité, nous pouvons affronter des situations diverses et relever des défis collectifs en coopérant et interagissant.

Nos familles et nos communautés bénéficient de la richesse de nos différences, en particulier de celles entre hommes et femmes ; l’attention, le pragmatisme et la persévérance courageuse de celles-ci font souvent merveille (en Tunisie, elles ont évité la récupération de la révolution du peuple par les islamistes et combattu l’inscription dans la constitution de mesures liberticides par rapport à leur statut de citoyennes égales aux hommes).

De toute évidence, nous n’arriverons à rien si nous ne parvenons pas à croire en la possibilité d’un monde meilleur et à partager la vision, la plus concrète possible, de ce à quoi il pourrait ressembler. C’est d’abord le manque d’espoir et de courage qui nous voue à l’impuissance et c’est aussi le manque de dialogue respectueux de la dignité de chacun et de tous qui empêche de se comprendre dans nos diversités, condition indispensable pour dessiner et écrire les contours d’un monde commun ; celui-ci doit s’inscrire dans une vision globale où les épisodes de la vie quotidienne et les solidarités trouvent sens.

Un enjeu majeur de notre époque est donc de passer d’une mondialisation des rapports de forces à une mondialité à visage humain, empathique, dialoguante, coopérative. La mondialité d’Edouard Glissant repose sur une mise en présence de cultures vécues dans le respect du divers et dans la complexité des mises en relation. Cherchant à allier une politique des solidarités et une « poétique » des différences, son approche est basée sur un enrichissement intellectuel, spirituel et sensible, à l’opposé d’une mondialisation sans âme générant une uniformisation appauvrissante.

Cette vision utopique d’une mondialité à incarner au quotidien en faisant de notre diversité une richesse ne doit pas conduire à dissimuler les énormes difficultés d’une gouvernance mondiale qui peine déjà à affronter dans la durée nos problèmes communs comme les pandémies, la faim dans le monde, le dérèglement climatique. Parmi les causes des blocages dans la recherche de l’intérêt général, il y a des égoïsmes personnels et nationaux, des impérialismes politiques et financiers, des intégrismes idéologiques, mais aussi des instances internationales peu efficientes. La mise en avant d’un progrès mythique s’appuyant sur des avancées scientifiques et des techniques maîtrisées ne suffira pour s’en sortir s’il ne se développe pas aussi une volonté commune de chacun et de chaque communauté d’apporter à l’humanité sa part en y trouvant du sens.

Coconstruire une mondialité civilisée à visage humain

« Penser les civilisations au pluriel, (….) c’est penser l’altérité dans l’histoire et le dialogue au présent. » Oliver Hanne

Il est proposé de passer d’une approche conduisant à une guerre des civilisations à celle d’une mondialité civilisée basée sur le dialogue interculturel, le codéveloppement et la justice du local au global. La vision d’un cheminement vers une civilisation-monde soulève de multiples objections comme les suivantes : pessimisme sur les mutations en cours, manipulations des racines culturelles et religieuses, égoïsme des nations, égotisme et démesure de trop de responsables, multiplication des désirs individuels, envahissement des technologies, découvertes scientifiques aux conséquences mal maitrisées, etc. Tout ceci risque de conduire à des cultures faites de bric et broc, ce qui ne permettra pas d’affronter ensemble les défis actuels. À l’inverse, de multiples progrès sont accomplis : des personnes se sentent cosmopolites ; de multiples mesures et programmes permettent de traiter des problèmes mondiaux comme la lutte contre le SIDA, la sécurité alimentaire, le réchauffement climatique, etc. ; des réseaux d’échanges d’informations et d’idées conduisent à des initiatives multiples.

Il est temps d’envisager un universel pluriel basé sur des convergences entre universalistes chrétiens, juifs, musulmans, bouddhiques, républicains, démocrates, etc., ce qui suppose de cultiver nos capacités de dialogue et de décentrement. Les prises de conscience de ce que nous avons en commun et de nos responsabilités personnelles comme collectives sont porteuses d’une sagesse universelle qui permet de donner sens à notre univers et de l’humaniser. L’émergence d’une société-monde formée de personnes et d’acteurs qui interagissent de façon constructive requiert une vision partagée capable de mobiliser à la fois une culture humaniste, une spiritualité ouverte sur autrui et une démarche civique.

Dans la perspective d’une civilisation-monde, il se pose la question difficile de savoir si notre civilisation française comme européenne régresse, stagne ou peut rebondir. Plus largement, des visionnaires comme Robert Elias s’interrogaient sur le process de civilisation tandis que Albert Camus et Régis Debray, craignaient que nous ayons du mal à ne pas détruire ce qui fait la permanence et la force de nos civilisations. Ce qu’il y a de sûr, c’est que de nombreux signes inquiétants tendent à montrer que nous sommes en France comme dans le monde de moins en moins civilisés, de plus en plus barbares, oubliant de nombreuses marques de civilité comme de se saluer, perdant le sens du civisme responsable quand il s’agit de se faire vacciner, laissant nos rues souillées par nos détritus, etc. Une piste de travail est de civiliser sans cesse nos pays dans le cadre d’une saine émulation entre nations pour construire une civilisation-monde alliant la culture qui est partage de ce qui nous construit, la spiritualité qui est richesse de la vie intérieure et la politique qui est art de gouverner. Ceci requiert de croire en une alliance des hommes et des peuples autour d’une vision partagée d’un monde civilisé où la sagesse combat le mal[2].

Comme je le proposais dans mon livre Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique[3], la civilisation plurielle en gestation doit s’efforcer à la fois d’être :

  • une civilisation du respect d’autrui s’inscrivant dans un humanisme fraternel ;
  • une civilisation promouvant une vie civique support de la démocratie ;
  • une civilisation de la recherche de l’intérêt général dans le cadre d’un universalisme pluriel.

Dynamiques de gestation d’une civilisation-monde
La France et l’Europe doivent donner le meilleur d’eux-mêmes pour se civiliser et pour, à la mesure de ses moyens, contribuer à civiliser le monde non par la force, mais par la fraternité et la générosité. Cet effort pour prendre en compte les aspirations raisonnables d’autres peuples dès que possible doit s’inscrire dans une lutte contre la démesure de trop d’États et de ceux qui les gouvernent. La gouvernance européenne peut être porteuse d'innovations, de coopération, d'échanges afin de briser les frontières et les tentations de replis sur soi ; aux objectifs ambitieux doivent répondre des moyens concrets qui soient financiers, politiques, sociaux et aux grands discours sur les valeurs européennes doivent répondre la cohérence d'action. Plutôt que de vouloir imposer nos vues, essayons de prendre en compte la complexité comme la misère du monde en contribuant à édifier des pays civilisés capables d’affronter ensemble l’avenir de l’humanité et de notre Terre.
Un enjeu crucial est l’affrontement en cours avec les démocraties illibérales et avec les dictatures. Un élément d’optimisme est la « victoire » à la fin du siècle précédent du monde occidental sur le communisme soviétique ; il faudrait en approfondir les causes en faisant la part des choses entre supériorité morale, démocratique, militaire, matérielle. Face au système poutinien, aux théocraties, aux ploutocraties et au communisme impérialiste chinois, il s’agit de redonner force à notre message promouvant l’universalisme démocratique comme l’autonomie du religieux.

Diverses pistes sont proposées pour promouvoir une gouvernance responsable d’un monde solidaire. Nous avons d’abord plus que jamais besoin de mûrir une vision de long terme qui prenne en compte la complexité comme la recherche de sens, qui accompagne les processus vertueux en cours et qui pense les bouleversements contemporains dans leur globalité ; le sommet du futur en septembre 2024 peut être une occasion unique de renforcer la coopération sur les défis critiques et de combler les lacunes de la gouvernance mondiale en réformant l’ONU et la charte des Nations Unies. En parallèle, il serait intéressant de relier entre eux les territoires et pays qui feraient de la Déclaration Universelle des Droits Humains un droit opposable et non un simple idéal.
Pour progresser de façon crédible sur les pistes ci-dessus, il faut promouvoir des citoyens du monde en privilégiant l’impératif éducatif (et donc la compréhension d’un monde et sa capacité à y agir pour coconstuire un devenir commun[4]) et en favorisant l’implication civique.

Items proposés pour ouvrir un débat sur promouvoir une civilisation plurielle et responsable

  • Pour combattre les démesures des puissants, il faut promouvoir les sagesses personnelles et collectives.
  • Il est urgent de passer d’une mondialisation des rapports de forces à une civilisation-monde plurielle à visage humain.
  • Il faut allier culture, spiritualité et politique pour promouvoir la vision d’une Humanité universelle et d’une Terre habitable.
  • Le défi est de faire de nos diversités, de nos cultures plurielles et de nos capacités multiples un atout pour affronter ensemble nos problèmes communs.
  • Avec l’aide de l’éducation et de la diffusion des connaissances et informations, nous pouvons nous insérer dans une histoire commune et acquérir les capacités de comprendre le monde et d’y agir.

[1] Voir « Quelle Europe avec les Européens pour un monde solidaire ? » (Archipel des confluences, mars 2024)
[2] L’Unesco, le Forum international des cultures, etc., sont des lieux pour promouvoir cette utopie, ce qui suppose de dépasser les jalousies et les regards critiques portés sur les autres.
[3] Jean-Claude Devèze, Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique, Chronique sociale, 2020.
[4] Titre de mon dernier ouvrage édité par Chronique sociale et en librairie fin mars 2024.